À l'époque gallo-romaine, une dizaine de villes des Trois Gaules (la Lyonnaise, la Belgique, et l'Aquitaine) portent des noms que l'on peut qualifier d'hybrides, c'est à dire formés d'un »premier élément d'origine celtique et d'un second d'origine latine, en l'occurrence Auguste, César ou Jules : Augustodunum (Autun), Augustoritum (Limoges), Augustobona (Troyes), Augustodurum (Bayeux), Augustomagus (Senlis), Augustonemetum(Clermont-Ferrand), Caesarodum (Tours), Caesaromagos(Beauvais), Juliomagus (Angers) et Juliobona (Lillebonne). Comme on peut le constater seuls les chefs-lieux de cités ont pris de tels noms. Le cas du vicus de Claudiomagus, aujourd'hui Clion (Indre), est une exception.
Certes, l'histoire antique nous offre bien d'autres exemples de cités ayant pris le nom d'un illustre fondateur ou protecteur. Par exemple certaines villes de l'Empire ont reçu le nom de Césarée durant le principat d'Auguste. Ce fut le cas notamment de Kaysariyé, port maritime de l'ancienne Palestine au nord de Jaffa (la «Césarée de Palestine»), de Kayseri, ville de Turquie centrale ( la «Césarée de Cappodoce»), ou encore de Cherchell, ville et port d'Algérie à l'ouest d'Alger. Mais comment expliquer l'apparition de tels nom en Gaule, alors que la plupart d'entre eux disparaîtront des sources écrites à la fin de l'Empire romain ?
Première constatation : Auguste est le grand favori de ces noms hybrides. La ville d'Autun nous est connue depuis l'époque de sa fondation, en 10 avant J.C., les premiers textes la nomme Augustodunum, autrement dit «la citadelle d'Auguste». Limoges apparaît au IIè siècle de notre ère sous la forme Augustoritum. En ce qui concerne Troyes, les premières mentions (Ptolémée et itinéraires romains du IVè siècle) nous donnent Augustobona. Le nom antique de Bayeux est absent des textes antiques mais apparaît sur des bornes milliaires des IIè et IIIè siècle après J.C. sous la forme d'Augustodurum. Senlis est Augustomagus dans l'itinéraire d'Antonin et la Table de Peutinger (IVè siècle). Enfin nous avons le cas de Clermont-Ferrand. Après avoir porté le nom de Nemosos (probablement de même racine que le gaulois nemetum «lieu sacré, sanctuaire»), la ville est placée sous le patronage de l'empereur Auguste : Augustonemetum.
La table de Peutinger (complete ici)
Les noms de Caesar et Julius n'ont pas connu un tel succès. César n'est présent que dans le nom antique de Tours, Caesarodunum, sous la plume de Ptolémée et celui de Beauvais, Caesaromagos, mentionné dans La Guerre des Gaules (II, 13). Enfin, deux villes choisirent le nom de Julius. La première est Angers, ville fortifiée à la fin du IIIè siècle de notre ère, que Ptolémée nomme Juliomagus, ou «marché de Jules». La seconde, Lillebonne, se trouve à la fois chez le géographe grec, sur l'itinéraire d'Antonin et la table de Peutinger. C'est alors Juliobona.
C'est donc Augustus qui fut le plus prisé par les autorités locales pour désigner leur ville. Selon toute vraisemblance, il s'agit bel et bien d'Auguste, petit neveu et successeur de Jules César. Cette préférence est probablement due au fait qu'il incarna essentiellement la figure du vainqueur des guerres civiles et celles du pouvoir aux mains d'un seul homme (princeps). La référence à Julius ou Caesar est plus problématique. D'emblée on songe à César (Caius Julius Caesar), mais dans la mesure où Auguste prit en lui succédant son paetronem et son gentilice, Julius et Caesar pourraient aussi bien renvoyer à Auguste.
Les motivations qui présidèrent à l'attribution de noms composés tel que Augustodurum, Caesaromagos ou Juliobona sont à rechercher du côté des autorités locales. En choisissant ces noms, les dirigeants gaulois ont probablement souhaité intégrer leurs villes dans le monde romain en leur faisant bénéficier des aspect positifs incarnés par Auguste (intégrité, prospérité, paix...). Ces noms manifestent donc la volonté de placer la ville sous un patronage impérial, d'attirer la protection d'un personnage héroïsé par ses victoires, tout en conservant un élément de la tradition celtique. C'est toute l'ambiguïté de ces noms hybrides : faire preuve de loyalisme -voire de soumission- envers Rome tout en ménageant les populations locales par l'introduction d'éléments celtiques.
Mais qu'en est-il exactement de cette tradition celtique ?
Le vocabulaire d'origine gauloise employé dans ces composés est relativement réduit : on trouve magos (3 fois), bona (2), dunum (2), durum (1), ritum (1), et nemetum (1). Arrêtons nous quelques instants sur chacun d'eux. Magos a d'abord signifie «plaine, champ, terrain découvert», puis, «marché». Il apparaît en second terme de nombreux toponymes en Gaule, tel Argentomagos «champs ou marché de l'argent» (Argenton), Rotomagos «marché de la roue» (Rouen), Catumagos «champs du combat» (Caen), etc. Par conséquent, Caesaromagos, le nom gallo-romain de Beauvais, a signifié «le marché de César». Juliomagus, aujourd'hui Angers, fut un «marché de Jules», tandis qu'Augustomagus, aujourd'hui Senlis, désigna le marche d'Auguste.
Mur gallo-romain, rue Toussaint à Juliomagus (Angers)
Comme magos, bona est principalement connue par la toponymie. Il semble avoir eu le sens de «fondation», avec le sens secondaire de «village, lieu habité». Pour ne prendre qu'un exemple bien connu, il est présent dans Vindobona, c'est à dire «la ville blanche», aujourd'hui Vienne, capitale de l'Autriche. Augustobona, ancien nom de Troyes, serait une «fondation d'Auguste», tandis que Juliobona aurait désigné une «fondation de Jules».
Dunum est sans doute l'un des mots les plus fréquents de la toponymie celtique européenne. C'est un équivalent de l'oppidum latin. En effet, il a désigné le fort, la citadelle, l'enceinte fortifiée, souvent situé sur une hauteur. Mais à Augustodunum (Autun) et Caesarodunum (Tours), c'est manifestement la fonction défensive qui prédomine. Nous savons qu'à Autun, une enceinte a protégé la ville dès l'époque d'Auguste. Quant à la ville de Tours, construite sur un terrain au très faible relief, elle n'a rien d'un oppidum. L'élément celtique -dunum est utilisé ici au sens générique de «citadelle». Le sens du mot gaulois dunum, en second élément de Augustodunum (Bayeux) n'est pas très éloigné de dunum. Primitivement, il semble avoir désigné la «porte» (apparenté à l'anglais door, l'allemand Tür). Le glossaire de Vienne, daté du Vè siècle, traduit doro (variante duro) par ostium «porte», ce qui montre que le sens premier n'a pas été oublié. Durum évolue ensuite au sens de «place, marché, enclos», puis en «ville close». Mot gaulois attesté dans les inscriptions et l'onomastique, nemeton à désigné le «sanctuaire», le «lieu consacré», comme dans Vernemetum «grand sanctuaire», aujourd'hui Vernantes (Maine-et-Loire) ou Nemetacum, ancien nom d'Arras. Dans le cas de Clermont-Ferrand, il est intéressant de constater qu'Augustonemetum est en parfaite continuité avec son passé. En effet, la ville s'est d'abord appelée Nesomos (chez Strabon, Ier siècle après J.C.), forme apparenté à nemetum. Les autorités locales ont intégré la référence au sanctuaire celtique dans un nom composé placé sous le patronage d'Auguste. Enfin, ritu, nom gaulois du passage à gué, est également un thème fréquent de la toponymie celtique. Augustoritum (Limoges) fut un «gué d'Auguste». La ville s'est en effet établie sur un versant dominant la rive droite de la Vienne que l'on franchissait par un gué.
Remparts gallo-romains de Caesarodunum (Tours)
Il est frappant de constater que le vocabulaire présent dans ces composés est particulièrement abondant dans la toponymie celtique. On constate également que la plupart de ces mots impliquent généralement l'idée de ville protectrice, qu'il s'agisse de marché, porte, citadelle ou sanctuaire. Seul Augustoritum fait exception. Par conséquent, il est claire qu'on a souhaité rassurer les populations locales par la création de nom doublement protecteurs.
Quel destin connaîtront ces Juliomagus, Augustodunum, Augustoritum et autres Caesarodunum ? Malgré la double référence au vocabulaire celtique et aux empereurs romains, la plupart de ces noms disparaissent entre le IIIè et le IVè siècle. On constate que la plupart d'entre eux s'effacent progressivement au profit des noms des peuples gaulois dont elles sont les chefs-lieux. Ainsi la ville d'Angers redevient Andecava urbs «la ville des Andecaves». Vers 400, Bayeux est nommée civitas Baoicassium, reprenant le nom des Gaulois Bodiocasses. À Beauvais, le nom des Gaulois Bellovaques dont elle est le chef-lieu réapparait également vers 400 sous la forme civitas Bellovacorum. Limoges était la capitale de la tribu gauloise des Lemovices, peuple qui est utilisé pour désigner la cité à partir du IVè siècle : civitas Lemovicum vers 400. À Senlis, c'est là encore le nom du peuple gaulois, les Silvanectes, qui finira par s'imposer, évinçant le nom gallo-romain à partir du Bas-Empire. Tours abandonnera également son nom gallo-romain de Caesarodunum au profit des Turones. Enfin Troyes, antique Augustobona, reprend à la fin de l'Empire le nom des Tricasses, peuple dont elle est le chef-lieu, et devient civitas Tricassium.
Seules les villes d'Autun, Lillebonne et Clermond-Ferrand ont connu un destin différent. Augustodunum évolue progressivement et aboutit au Moyen Âge à Ostun, puis à Autun en français moderne. Au terme d'une longue évolution, Juliobona réapparaît vers la fin du XIè siècle : Ilam Bonam. À ce stade, on constate que le nom de la ville était compris «L'île bonne». De fait, c'est bien Lillebonne qui s'imposera au cours des siècles suivants. Quant à Clermont-Ferrand, bien des vicissitudes l'ont conduite jusqu'à sa forme actuelle ! Après avoir porté un nom celtique (Nemosos), puis gallo-romain (Augustonemetum), la ville redevient Arverni ou Arvernus, du nom de la celèbre tribu des Arvernes. Mais un nouveau changement s'amorce à partir du IXè siècle. Il est alors question de Clarus Mons ou in Claromonte, «Clair Mont» pour désigner la ville haute, éclairée par les premiers rayons du soleil.
Né d'une volonté de manifester la fidélité à Rome, de faire allégeance aux conquérants, les noms du type Augustonemetum ont-ils été réellement utilisés ? Il est permis de serieusement en douter. De fait, la persistance des noms de peuples gaulois montre que ces noms créer de toute pièce par l'administration n'étaient pas (ou très peu) ancré dans l'usage. Mais l'histoire récente nous en fournirait bien d'autres exemples. Ainsi, au XIXè siècle, la plupart des toponymes crées par l'administration coloniale était méconnus (ou refusés) des populations locales. Seuls les fonctionnaires en avaient l'usage.
Sources : Stéphane Gendron, L'Archéologue N°106 - www.lexilogos.com