Lorsque, vers 360, un négociant maritime décrit la partie occidentale de l’Empire romain, il considère que seules sont vraiment peuplées et dotées de ville moderne l’Italie, la Gaule et l’Afrique dans sa partie orientale autour de Carthage. Effectivement, si l’on considère que tous les chefs lieux de cité romain coïncident avec des villes, l’Italie en possède largement plus de deux cents, la Gaule une centaine et l’Afrique plus de cinq cents. En revanche, ni l’Espagne, ni la « Grande-Bretagne » n’atteignent respectivement la cinquantaine et la trentaine. Quant à l’Irlande, hors du monde Romain, elle ignore le phénomène urbain, de même que les espaces boisés ou marécageux situées au-delà du Rhin et du Danube. Comme on le voit, ce sont là des impressions, et dans l’article qui va suivre on se gardera bien de présenter la situation démographique de l’Occident romain - qui devient progressivement l’Europe occidentale du Vème au Xe siècle - en termes numériques. Tous les recensements que pratiquait l’autorité fiscale romaine, de quinze ans en quinze ans ont disparu. L’historien ne peut raisonner que sur des indices indirects et se contenter d’hypothèses ou de données purement qualitatives.
La crise démographique de l’Empire romain tardif (IVème – Vème siècle)
Villes et campagnes avant les invasions
Selon Colin McEvedy et Richard Jones (1978), les derniers audacieux qui auraient osé se lancer dans l’entreprise d’évaluation de la situation démographique, la partie occidentale de l’Empire aurait eu, vers 200 après Jésus Christ, donc à son apogée, 26,5 millions d’habitants. Ils en attribuent à l’Italie, vers 400, 3,5 millions, et à la Gaule un peu plus de 5,5 millions. D’autres proposent des « fourchettes » de 3 à 6 millions pour l’Afrique, de 6 à 9 millions pour la péninsule ibérique. Tout cela est supposition vraisemblable, mais dépourvue de preuves. La seule idée qui semble pour le moment rallier l’unanimité des savants qui se sont occupés de cette question est celle d’une dépopulations aux IVème et Vème siècles. En sa faveur, il y a d’abord le témoignage des contemporains. Si, au IVème siècle, sous la dynastie Constantinienne, puis sous la famille Valentiniano-théodosienne (381 – 454), se réparent les dégâts humains de la première vague des invasions, les traces n’en demeurent pas moins. Depuis 260 environ, toutes les villes de Gaule ont été dotées d'une enceinte réduite pour mieux les protéger. En cas de guerre, on s’y entasse. En temps de paix, les faubourgs extérieurs sont fort peuplés ; amphithéâtres et cirques sont toujours fréquentés. La ville est donc devenue rétractile. Elle peut tantôt attirer, tantôt rejeter sa population. Rome elle-même a dû s’entourer, grâce à l’empereur Aurélien, de la plus grande enceinte connue : 1230 hectares ; mais Trèves, pourtant résidence impériale, en arrière du front rhénan, ne fait que 285 ha. Cet vague de fortifications n’a cependant atteint ni l’Italie, ni l’Espagne, et l’Afrique. Ce ne fut qu’en 425, devant l’imminence du danger, que Carthage, la plus grande ville d’Afrique, fut entouré d’une enceinte. L’urbanisation romaine était donc à peu près intacte avant l’arrivée des Germaniques.
En revanche, les campagnes n’étaient point dans la même situation. Selon Roger Agache (1978), qui a réalisé une couverture aérienne de la Gaule du Nord, « les villas détruites [au IIIème siècle] ont été abandonnées par centaines au milieu de la plaine ». Peu furent reconstruite, comme le prouve la rareté des pavements de mosaïque du IVème siècle, sauf en (Grande –) Bretagne où la tendance est inverse. Le peuplement des campagnes dans cette région a donc été bouleversé par les guerres et les invasions. Là où passèrent les troupes de pillards, l’habitat ne s’est donc pas toujours relevé. Des terres furent abandonnées.
Nous en sommes d’autant plus sûrs que certaines - mais pas toutes - furent repeuplées par l’autorité romaine. Le nord et l’est de la Gaule, en particulier, furent occupés, avec l’autorisation de l’empereur Julien en 356, par des Francs saliens, qui s’infiltrèrent sur des terres vides. De même des barbares prisonniers de toute origine, rendus à merci, reçurent la vie sauve et furent installés dans des zones abandonnées qu’ils cultivèrent en échange du service militaire. Ils étaient appelés lètes. L’existence de ces demi-libres marqua la société romaine et médiévale jusqu’au IXème siècle. Les textes et les fouilles archéologiques révélèrent leur présence dans l’Amiénois, le Beauvaisis, le Cambrésis et la vallée de la Meuse jusqu’à Tongres. La partie méridionale de la Champagne autour de Troyes et de Langres en reçut aussi. Là où les intérêts stratégiques l’imposaient, des colonies militaires barbares (Francs, Goths, Taïfales, Sarmates, etc.) furent implantées en Italie, en Illyrie, en Gaule, en Espagne même, où l’on n’en dénombre une dizaine.
Cette politique d’implantation était accentuée par le rôle capital de forts contingents barbares ou faiblement romanisés dans les armées officiellement romaines. À trois reprises, des usurpateurs devenus empereur débarquèrent de Grande-Bretagne avec des troupes bretonnes qui restèrent sur le continent, soit sur la frontière rhénane, soit sur les côtes de la Manche, soit encore en Armorique. Bien des troupes franques ou gothique, « alliées » de Rome, fusionnèrent ainsi avec les Romains, au cours du IVème siècle, au point qu’au vu de l’entrée de généraux étrangers dans les plus hautes familles sénatoriales et même impériales, l’empereur Valentinien Ier promulgua, en 370, une loi qui s’imposa longtemps : « Aucun provincial, quel que soit son rang ou son pays, ne doit s’unir à une épouse barbare. Aucune provinciale ne doit s’unir un Gentil […]. Si de telles unions se nouent entre provinciaux et Gentils, la peine de mort fera expiée ce qu’il y a là de suspects ou de dangereux » (code Théodosien, III, 14, 1). Par ailleurs, l’empereur s’était rendu compte que les troupes romaines d’origine (les provinciaux) étaient en diminution. Il avait d’ailleurs été contraint d’abaisser la taille minimale des conscrits de sept à cinq pieds, c’est-à-dire jusqu’à 1,47 m, preuve que leur nombre était insuffisant. Permettre à des citoyens de se marier avec des non-Romains aurait abouti à la prédominance des soldats et des officiers barbares (Gentils), et finalement à la germanisation totale de l’armée. En effet, Valentinien Ier avait été le premier à renverser la proportion entre Romains et Germaniques dans son armée de campagne. Faire carrière comme généralissime d’origine franque dans l’armée romaine devint un phénomène courant dès 370. Ceci devaient permettre à l’empereur de récompenser ses plus fidèles serviteurs germaniques par la citoyenneté romaine ; mais les mariages mixtes restèrent interdits par intérêt politique et militaire.
Une autre preuve de la faiblesse et de l’instabilité des populations de l’Empire avant les invasions nous est donnée par l’exode de certains paysans écrasés d’impôts qui préférèrent s’enfuir de leurs terres et se cacher pour se regrouper dans les zones boisées ou incultes appelées par les Romains saltus. On les dénommait Bagaudes, d’un mot celtique signifiant rassemblement (cf. L’actuel breton bogoad). Ces populations flottantes à l’état endémique, renforcées par des hors-la-loi, s’agitaient de temps à autre. Au IIIème puis au Vème siècle, elles tentèrent vainement de se soulever dans leur zones-refuges, sur la Loire près de l’Armorique, au sud des Pyrénées ou encore dans les Alpes. À ces zones d’insécurité s’ajoutèrent les terres laissées vides, qualifiées d’agri deserti par l’administration fiscale romaine. Celle-ci dut rayer des cadastres, en Italie, 130 000 hectares en 383. D’ailleurs la situation en Afrique était tout beaucoup plus inquiétante encore : en 422 l’État raya des registres 66 578 700 hectares improductifs, sur un total de 149 886 725. Soit, pour les provinces d’Afrique de Byzance, près de 40 % des terres cultivables ! Il s’agissait effectivement de terres abandonnées par la main-d’œuvre et non point d’épuisement des sols. Les esclaves quittaient les domaines ou bien se raréfiaient. La plupart d’entre eux venaient de régions frontalières : la Panonie ou la Mauritanie. Quant aux prisonniers de guerre, ils étaient souvent implantés sur ces mêmes terres. C’est la preuve que la traite non plus que la guerre ne suffisait pas à combler les vides. Il ne restait donc qu’une solution : fixer les paysans libres au sol. Ce que fit Valentinien Ier en 371, lorsqu’il généralisa une mesure antérieure aux paysans d’Illyricum : « nous pensons qu’ils n’ont pas la liberté d’aller et venir [...], qu’ils sont liés à la terre non point pour une raison fiscale mais à cause de leur nom et de leur catégorie de colons, de telle sorte que, s’ils s’éloignent ou se transportent ailleurs, ils soient rappelés, enchaînés et soumis au châtiment » (Code de Justinien, XI, 23). Il s’agit donc bien de fixer les populations pour éviter la désertification, c’est-à-dire le retour des terres à la friche.
Source : Histoire des populations de l'Europe, sous la direction de J.P Bardet et J. Dupâquier éd. Fayard Chapitre III, Michel Rouche