Monumental. C'est le mot qui vient naturellement à la lecture du livre - une œuvre - de Michel de Jeaghere, Les Derniers Jours (Les Belles Lettres). Quinze ans de recherches, de réflexions, d'écriture, pour une question - et des réponses : pourquoi l'Empire romain d'Occident est-il tombé ?
Entretient paru dans le quotidien Présent du 07/02/2015
Avez-vous eu conscience, en terminant un tel monument, que vous aviez écrit le livre d’une vie ?
J’espère que la vie m’offrira d’écrire d’autres livres. Il est vrai, cependant, que je n’aurais peut-être plus le courage de m’attaquer à un sujet d’une telle ampleur. Je réfléchis à ce livre depuis plus de trente ans, et sa préparation m’a demandé près de quinze années de travail. J’ai essayé d’y affronter ce qu’un historien allemand, Eduard Meyer, a désigné comme « le problème le plus important et le plus intéressant de l’histoire universelle» : comment une civilisation éclatante, qui régnait sur l’ensemble du monde connu et que ses contemporains croyaient appelée à être éternelle, a-t-elle pu être ébranlée sous les coups de boutoirs de la guerre et de l’invasion, et finir par disparaître pour laisser place à des siècles de fer, dominés par le chaos et l’anarchie ? Il m’a semblé que c’était là une question vitale, essentielle, qui valait qu’on lui consacre sans compter son énergie et son temps.
La fin de l’Empire romain d’Occident a été l’objet de nombreuses études. Qu’apporte de « nouveau » et de « neuf » la vôtre ?
Ce qu’on appelait autrefois le Bas- Empire, et que l’on préfère désormais désigner comme l’Antiquité tardive, a suscité depuis la fin de la dernière guerre mondiale un grand nombre d’études de très grande qualité. Mais, du fait du discrédit qui frappe aujourd’hui l’histoire-événement, l’histoire-bataille,
de la difficulté aussi d’embrasser une situation qui se développe sur plus d’un siècle et met en scène une succession de générations sur plusieurs théâtres d’opérations, des peuplades multiples et volatiles, qui se recomposent parfois sous de nouveaux noms, des souverains, des généraux souvent inconnus du grand public, il y avait bien longtemps qu’on n’avait plus tenté de faire le récit de l’ensemble du processus qui a débouché, à la fin du Ve siècle, sur la dislocation de l’Empire romain d’Occident. Mon livre se distingue donc, d’abord, par le choix d’une approche chronologique, la volonté de tenter de reconstituer dans toutes ses dimensions (politique, économique, sociale, religieuse, militaire) l’engrenage qui a conduit à la catastrophe.
Et par rapport à l’historiographie dominante ?
Il se sépare également de l’historiographie dominante par l’interprétation que j’ai cru pouvoir donner des événements. La période a fait l’objet, depuis quelques décennies, d’une légitime réhabilitation par des historiens qui ont peu à peu pris conscience de ce que le mépris dans lequel elle était tenue, depuis la Renaissance et les Lumières, avait un caractère idéologique, qu’il relevait, d’abord, de la haine du christianisme. De proche en proche et sous l’influence d’un relativisme hérité de Lévy-Strauss (l’idée qu’il serait vain de tenter d’établir une hiérarchie entre les cultures, puisque toute hiérarchie a elle-même une dimension culturelle, qu’elle relève de la culture de celui qui prétend l’établir), cette réhabilitation a pourtant fini par faire perdre de vue à nombre de chercheurs le caractère dramatique qu’avait pris l’effondrement des structures politiques de l’Empire romain d’Occident, la brutalité des invasions, l’ampleur de la remise en question du bien-être, de la civilisation
urbaine, de la pratique des beaux-arts et finalement de la maîtrise de l’écriture elle-même. On en est venu à nier que l’effondrement de l’Empire se soit traduit par une crise de civilisation. A proclamer que le monde occidental n’avait fait l’objet que d’une féconde mutation, sous l’effet d’une immigration « salutaire ».
Il m’a semblé qu’il y avait là une déformation des faits, tels que nous les font connaître aussi bien les sources littéraires que les traces archéologiques, et que l’histoire de l’Empire romain d’Occident était là, au contraire, pour témoigner à quel point il est vrai, selon le mot de Paul Valéry, que les civilisations sont mortelles, et combien il était nécessaire de les défendre pour empêcher le triomphe
toujours possible de la barbarie.
C’est un livre d’histoire très érudit et très sérieux. Diriez-vous aussi que c’est un livre d’« actualité » ?
Dans l’établissement et l’interprétation des faits, il faut se méfier des anachronismes qui peuvent conduire à déformer les témoignages, les sources contemporaines des événements pour les faire coïncider avec l’actualité de son propre temps. Il faut garder à l’esprit tout ce qui nous différencie des habitants de l’Empire romain, dans l’ordre des mentalités, des croyances, des habitudes, des réalités politiques, des moyens matériels. Cette prudence ne doit pas pour autant nous conduire à nier qu’il y ait des invariants dans la nature humaine. C’est ce qui donne leur intérêt aux livres d’histoire. Nous n’étudions pas le passé avec la curiosité d’entomologistes passionnés par les mœurs des insectes.
Nous l’étudions parce qu’il met en scène nos semblables, nos frères, et que ce qui leur arrive nous instruit, nous nourrit et nous touche, parce que, comme le dit Montesquieu, si les circonstances diffèrent, les passions qui animent le cœur humain sont toujours les mêmes. C’est ce qui rend l’expérience de ceux qui nous ont précédés susceptible de nous donner des leçons.
Rome n’était plus Rome ?
L’histoire de la fin de l’Empire romain d’Occident est celle de la dislocation d’un empire multinational sous le double effet de l’immigration et des invasions, non pas parce que cet Empire aurait eu à faire face à des foules innombrables (les nouveaux venus n’ont sans doute pas été plus de deux millions, qu’il s’agisse d’immigrés ou d’envahisseurs, dans un empire qui comptait environ 50 millions d’habitants au Ve siècle), mais parce qu’il fut conduit à renoncer, dans l’urgence, au processus de romanisation qui lui avait permis, jusqu’alors, de faire vivre ensemble des peuples d’origines très diverses (il comptait des Calédoniens et des Syriens, des Ibères, des Belges et des Egyptiens !) en
leur imposant le moule de la vie civique (par la constitution de cités, dotées de leur territoire, d’une capitale construite à l’imitation de Rome, d’institutions au sein desquelles leurs élites étaient appelées à renoncer à la loi du plus fort pour rechercher le bien commun par la discussion rationnelle), en diffusant ses mœurs, ses beaux-arts, son architecture parmi leurs élites, et en favorisant par un réseau d’écoles municipales l’apprentissage de la langue latine et l’étude de la littérature classique. Il eut la faiblesse de laisser les immigrants s’installer sur son sol en préservant leurs structures et leurs solidarités tribales, et finit même par leur confier la défense de ses frontières contre d’éventuels nouveaux arrivants. Il ne fut pas vaincu par une civilisation concurrente, par des ennemis venus sur son sol avec l’intention de le détruire, mais par des nomades dont il avait renoncé à faire la conquête (parce que celle-ci eût été trop coûteuse et trop difficile, qu’elle aurait demandé trop d’efforts sans rapporter suffisamment de butin), aimantés par le désir de jouir, par le pillage de ses productions, et admis à constituer, sur son sol, des enclaves étrangères qui se muèrent peu à peu en royaumes indépendants.
Son histoire est celle d’un empire qui avait renoncé à la colonisation pour profiter pleinement des fruits de la paix, en s’imaginant pouvoir laisser à sa périphérie, dans la misère et l’anarchie, des peuples auxquels il avait fait miroiter les fruits de la civilisation sans songer qu’ils seraient irrésistiblement
conduits à franchir ses frontières pour s’emparer des biens dont on leur avait donné le désir sans leur imposer les disciplines qui avaient permis de les produire. Sa chute se traduisit par sa ruine, comme par celle des pays d’origine des immigrants, qui cessèrent de profiter des échanges dont ils bénéficiaient, avant son effondrement, de la part du monde romain. Il me semble qu’il y a là, pour nos contemporains, de quoi nourrir la méditation.