ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
CHAPITRE VIII. — VÉRITABLE CARACTÈRE DE LA CONQUÊTE DE L’EMPIRE ROMAIN PAR LES BARBARES.
Causes diverses de rapprochement entre les Romains et les Barbares : 2° le réveil de l’esprit national dans les provinces, notamment dans la Gaule, 3° le christianisme.
La Gaule fournit un remarquable exemple de cette résurrection de l’esprit national étouffé par la conquête romaine. C’est surtout dans son histoire qu’il faut étudier le mouvement de réaction contre l’autorité impériale et en suivre les progrès[17]. Soumis par César, façonnés par Auguste aux moeurs, aux lois, aux institutions de Rome, les Gaulois ne cessèrent jamais de conserver un certain esprit d’indépendance, un caractère indomptable[18]. La facilité avec laquelle ils adoptèrent la civilisation romaine et se l’approprièrent a pu faire illusion à certains historiens. Les villes, dont la prédominance sur les campagnes est un fait constant, avéré dans l’Empire[19], se modelèrent bien vite sur la métropole ; leurs palais, leurs écoles, leur administration, leur organisation, les embellissements dont elles se parèrent, rappelaient en tout le luxe et l’éclat de la capitale, mais le fond même de la population n’est point devenu aussi romain qu’on a voulu le dire. Le vieil élément celtique se maintint en dépit de la fusion des deux races et chercha constamment à reconquérir le premier rang.
Les révoltes de la Gaule furent perpétuelles ; elles commencèrent sous Tibère, par le soulèvement du Trévère Julius Florus et de l’Éduen Sacrovir[20], et se continuèrent durant les quatre premiers siècles de l’Empire, n’attendant qu’une occasion favorable, saisissant le moindre prétexte, profitant de tous les embarras de Rome. Les chefs de ces révoltes faisaient toujours valoir les mêmes griefs, c’est-à-dire l’aggravation des impôts, l’insolence et la cruauté des gouverneurs romains, la supériorité de la race gauloise sur la race latine[21]. Dès l’époque de Vindex, dont le nom même semblait un symbole de la revendication de l’autonomie gauloise, on voit surgir le projet d’un empire national des Gaules (imperium Galliarum)[22]. La fondation de cet empire, substitué à celui de Rome, est la préoccupation constante des patriotes de la Gaule, leur grand moyen de popularité. Ils répètent partout les prophéties des druides promettant aux nations transalpines le sceptre de l’univers et l’héritage des Césars[23].
Les échecs successifs de Vindex, de Julius Sabinus, de Clodius Albinus élevés à l’empire et traités d’usurpateurs parce que la fortune trahit leurs efforts, ne découragèrent point les Gaulois. La période des trente tyrans, période de confusion et d’anarchie qui succéda aux désastres et aux turpitudes du règne de Gallien, fournit à la Gaule une nouvelle occasion d’attester son esprit d’indépendance, sa prétention de disposer de la couronne impériale et de donner ainsi des maîtres à Rome dont elle ne pouvait parvenir à secouer le joug[24]. Les deux Posthumus, Lollianus, Marius, les deux Victorinus, les deux Tetricus, Saturninus, étaient tous des Gaulois ; parmi les usurpateurs qui furent alors salués empereurs et revêtus de la pourpre, on en compte jusqu’à neuf originaires des Gaules. La plupart appartenaient aux armées où ils avaient fait leurs preuves et contribué puissamment, à la tête des légions, à repousser les Barbares. Les Gaulois passèrent toujours aux yeux des Romains pour les sujets les plus inquiets, les plus turbulents de l’Empire, pour de véritables révolutionnaires[25]. C’est le témoignage que leur rendent tous les historiens latins, sans excepter Tacite[26]. Leurs révoltes avaient paru à tous les empereurs plus dangereuses que celles des autres provinces ; aussi les avaient-ils combattues avec une vigueur exceptionnelle et affectaient-ils d’en triompher comme ils triomphaient des ennemis extérieurs. L’importance de la Gaule pour Rome était manifeste ; elle reculait la frontière romaine jusqu’au Rhin et lui faisait contre la Germanie un plus solide rempart que les Alpes. Le génie politique de César lui avait révélé qu’elle serait un jour le théâtre des luttes du monde romain et du monde germanique[27].
Les Gaulois trouvèrent dans les Germains des alliés naturels contre Rome et le despotisme impérial. Les rapports constants qui s’établirent entre les habitants des deux rives du Rhin favorisèrent une entente commune. Dans la terrible révolte de Civilis, les Gaulois combattaient à côté des Bataves et dans les mêmes rangs. Les usurpateurs gaulois établirent et maintinrent leur pouvoir avec le secours des Francs et des Barbares d’outre-Rhin dont se recrutaient les armées romaines[28]. Les dévastations régulières et périodiques auxquelles la Gaule fut soumise à partir du IIIe siècle durent contribuer singulièrement à réveiller le sentiment national, à grouper les forces du pays ; mais les Gaulois se battaient moins pour Rome que pour eux-mêmes ; le mal que leur faisaient les Barbares n’était pas comparable aux humiliations, aux vexations, aux tortures, aux spoliations de tous genres que leur infligeait le gouvernement romain. Ils en concevaient une vive et profonde irritation ; lorsqu’ils comparaient leur sort à celui des Germains, leur servitude à la liberté dont jouissaient les Barbares, ils se sentaient attirés vers eux, faisaient des voeux pour leur succès et étaient disposés à les considérer comme des libérateurs[29]. Le long et éloquent réquisitoire de Salvien contre les vices des Romains et de leur administration n’est que l’expression du sentiment général dans les Gaules[30]. L’horreur qu’inspirait alors ce titre de citoyen romain, autrefois envié de tout l’univers et devenu un véritable objet d’exécration pour le malheureux qui le traînait comme un boulet, nous donne la mesure du degré d’exaltation où en étaient venus les esprits. Ces bandes armées de paysans, désignées sous le nom de Bagaudes, c’est-à-dire de rebelles[31], qui vivaient dans les bois et se livraient au brigandage, finirent par devenir une classe séparée de la nation, un élément perpétuel de guerre civile, et populaire[32]. On eut beau les traquer comme des bêtes fauves, étouffer leur révolte dans le sang[33], ils renaissaient sans cesse de leurs cendres, se grossissaient de mécontents de tous les partis et de tous les rangs de la société. Vers la fin du IVe et le commencement du Ve siècle, ils couvraient une partie non seulement de la Gaule, mais encore de l’Espagne.
Toutefois, cette protestation publique et manifeste contre la domination romaine ne prit un caractère vraiment efficace que le jour où les Barbares eurent occupé une partie du sol de la Gaule et où Rome elle-même, impuissante à maintenir son autorité, se vit obligée de se replier. La Grande-Bretagne, la Gaule furent successivement évacuées par les légions ; le gouvernement et l’administration se retirèrent après les troupes, abandonnant les anciens sujets de l’Empire à leurs propres ressources[34]. Profitant de cette désertion, de cette retraite, forcée sans doute, mais anticipée du gouvernement romain, les cités gauloises, les cantons s’organisèrent eux-mêmes, levèrent des milices, créèrent un gouvernement, une administration locale, se détachèrent complètement de la métropole et agirent isolément, chacun pour son propre compte, se préparant à repousser les Barbares ou à aller au-devant d’eux[35]. Déjà, sous le règne d’Honorius, les assemblées provinciales des Gaules avaient pris une nouvelle importance et vu s’élargir le cercle de leurs attributions politiques. En vertu d’un édit d’Honorius, daté du 17 avril 418[36], le préfet des Gaules devait convoquer annuellement à Arles une assemblée générale, composée des juges et autres officiers dans les sept provinces[37], ainsi que des notables et des députés des propriétaires territoriaux, pour y délibérer pendant un mois (du 13 août au 13 septembre) sur les moyens les plus propres à survenir aux besoins de l’État et en même temps les moins préjudiciables aux intérêts des propriétaires. C’était surtout en vue des nouveaux impôts exigés par les nécessités de la situation, que l’empereur décrétait la convocation périodique et régulière des assemblées provinciales, mais ce n’était pas moins une concession faite à l’esprit de liberté qui travaillait cette partie de l’Empire et tendait à s’y développer de plus en plus.
Le pays armoricain, la Bretagne actuelle, où s’était réfugié le druidisme, après la conquête romaine, fut un des premiers à proclamer son autonomie, à refuser la soumission et l’obéissance aux magistrats romains et à se constituer en république indépendante[38]. Le fait est incontestable, malgré les objections et les critiques de Montesquieu ; l’abbé Dubos ne l’a point inventé ; il nous est attesté par les contemporains eux-mêmes[39]. La confédération armoricaine fut une ligue pour la défense nationale de la Gaule et l’expulsion des étrangers, soit romains, soit barbares. Elle n’atteignit point le but qu’elle s’était proposé, mais sut affirmer et maintenir son indépendance pendant plus d’un demi-siècle, au milieu des bouleversements incessants dont la Gaule fut alors le théâtre : elle essaya de grouper autour d’elle les populations les plus voisines de la Bretagne, principalement celles du littoral, et ne fit sa soumission aux Francs que sous le règne de Clovis, après avoir épuisé les moyens de résistance et obtenu les conditions les plus favorables. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que cette même province de Bretagne, si jalouse de sa liberté et de son autonomie dès le temps des Romains. a gardé dans le cours de notre histoire le même caractère, la même fidélité à sa langue, à ses usages, à ses institutions, ne s’est laissé annexer à la monarchie française qu’en stipulant des garanties spéciales pour le maintien de ses prérogatives et n’a jamais cessé de lutter contre les empiétements du pouvoir royal, contre les abus de la force, quels qu’ils fussent, et de donner les plus nobles exemples de dévouement à la patrie.
La Gaule, détachée de Rome, vaincue par les Barbares, n’en conserva pas moins la tradition romaine. Là, comme dans les autres provinces de l’Empire, plus que partout ailleurs ; la domination des Romains, quatre fois séculaire, avait jeté de profondes racines, laissé des traces ineffaçables. La population gallo-romaine, mélange de la vieille race gauloise et du peuple conquérant, ne s’identifia jamais d’une manière aussi complète avec les nouveaux vainqueurs : elle demeura romaine par la filiation, par le sang, par les lois, par la langue, par les idées. C’est le jugement qu’a formulé de nos jours un de nos plus illustres historiens, M. Augustin Thierry[40]. Les Germains, qui avaient pénétré la société romaine, avant de substituer leur autorité à celle de l’Empire, devaient subir le prestige d’une civilisation qui s’imposait à eux par sa supériorité comme elle s’était imposée au monde ancien, d’une puissance qui, malgré ses faiblesses, ses vices et ses fautes nombreuses, avait lutté victorieusement pendant plusieurs siècles contre tous les éléments de dissolution qu’elle renfermait, en même temps que contre les invasions, faisant face aux ennemis du dedans et du dehors, soutenue jusqu’à la fin par son admirable organisation militaire, dans laquelle les Barbares tenaient eux-mêmes une si grande place[41]. Ces derniers n’arrivèrent donc point comme des inconnus, comme des étrangers, comme de sauvages conquérants habitués à ne rien respecter. Ils avaient fait l’apprentissage de la vie policée, s’étaient façonnés au contact perpétuel des Romains, soit en les combattant, soit en se mêlant avec les habitants des provinces, dont l’ensemble n’était déjà que la réunion des éléments les plus hétérogènes. Les Barbares, comme l’a si bien dit M. de Chateaubriand[42], avaient pris possession de la terre romaine avec l’épée et la charrue avant de la conquérir.
[17] Amédée Thierry, Histoire des Gaules sous l’administration romaine.
[18] Lehuërou, Institutions mérovingiennes, liv. I, c. IX.
[19] Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 2e leçon.
[20] Tacite, Ann., lib. III, c. XL.
[21] Tacite, Ann., lib. III, c. XL.
[22] Tacite, Hist., lib. IV, c. LIX.
[23] Tacite, Hist., lib. IV, c. LIV.
[24] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. I, c. IX.
[25] Trébellius Pollion, Triginta tyranni, c. III (De Posthumio). — Vopiscus, Vita Saturnini, c. I. — Ammien, lib. XXX, c. X.
[26] Tacite, Germania, c. XXIX.
[27] Lehuërou, Institutions Mérovingiennes, liv. I, c. I.
[28] Trébellius Pollion, Triginta tyranni. — Ibid., In Gallieno.
[29] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V.
[30] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V.
[31] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V.
[32] Sismondi, t. I, c. 1, p. 31.
[33] Paneg. vet., Mamertinus Maximiano Augusto, c. IV.
[34] Guizot, Histoire de la civilisation en France, 2e leçon.
[35] Zosime, lib. VI, c. V.
[36] Wenck, Cod. Théod., lib. V priores, append. III, p. 382.
[37] Les Sept Provinces formaient une des divisions administratives de la Gaule à l’époque de la Notitia. Elles comprenaient : la Viennoise, la Première et la Deuxième Aquitaines, la Novempopulanie, la Première et la Deuxième Narbonnaises, les Alpes maritimes, et se trouvaient placées sous la juridiction d’un vicaire spécial, Vicarius septem Provinciarum, relevant lui-même du Préfet du Prétoire des Gaules. (Voir Notitia Dignitatum, édit. Böcking, t. II, p. 71-73.)
[38] Zosime, lib. VI, c. V.
[39] L’abbé Dubos, liv. IV, c. VIII.
[40] Récits des temps mérovingiens, Préface.
[41] Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 2e leçon.
[42] Études historiques, premier discours, exposition.