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23 avril 2013 2 23 /04 /avril /2013 07:20

VIII. — LA NAVIGATION MARITIME.

 

Sur la mer, c’est trop souvent une demi-solitude.

 

Dès qu’on approche des rivages de l’Océan, inscriptions, tombes et sculptures se font plus rares. Alors qu’en Saintonge tant de bourgades intérieures montrent leurs thermes, leurs mosaïques ou leurs théâtres, nous cherchons vainement où sont les ports de la province. Le long de l’Océan gascon, ni à Port-d’Albret, ni à Capbreton, ni à Bayonne, et nulle part sur la côte basque, on ne perçoit un indice précurseur de la vie profonde qui ‘agita ces rivages dans les temps féodaux[124]. Certes, les ruines ne manquent pas sur les côtes d’Armorique : mais elles ressemblent à celles de l’intérieur, elles font songer moins souvent à des travailleurs de la mer qu’à des exploitations rurales, forestières ou industrielles, à de riches propriétaires de villas maritimes, épris de bains de mer, de parties de pêche, de beaux coups d’œil et de vastes horizons[125] : rien ne rappelle la puissance de la marine vénète ou des bâtisseurs de mégalithes, aucune inscription n’est consacrée aux divinités de l’Océan[126], et nous connaissons mieux les pêcheurs à la ligne de la Moselle que les mariniers de l’Armor. On dirait que César, après avoir détruit les vaisseaux des hommes du Morbihan, leur a interdit d’en construire de nouveaux et de s’approcher de la mer : c’est la punition que d’autres proconsuls avaient infligée aux Dalmates de l’Adriatique et aux Ligures de Provence. L’Empire a dû lever ces défenses : mais le mal était fait, et les peuples avaient pris d’autres habitudes.274.jpeg

 

Sur la Manche, la circulation est plus forte à mesure qu’on approche du Canal. Entre Boulogne et Douvres[127] elle atteint son maximum d’intensité. Ici c’est alors, comme sur terre entre Lyon et Langres ou entre Rome et Pouzzoles, ou sur la mer Intérieure entre Antioche et Alexandrie, c’est la pleine frénésie du mouvement mondial ; et l’on voit passer les services publics, les soldats, la poste, les empereurs, et toutes les marchandises et toutes les troupes d’hommes que les chefs et les armées de l’Empire entraînent à leur suite ; le commerce libre suit à son tour les mêmes sillages, pour profiter des avantages de mille sortes que l’État a aménagés sur son chemin favori. Il est même possible que les empereurs aient invité ou parfois obligé les voyageurs ou les transports à passer par Boulogne : il était assez dans leur pratique de concentrer le mouvement sur quelques points, pour le protéger ou le contrôler davantage[128].

 

Sur la Méditerranée occidentale, les temps ont bien changé depuis les luttes entre Carthage et Marseille. La paix romaine amena sur ses rives et sur ses eaux plus de silence que de travail. Arles et Narbonne centralisaient tout le trafic maritime, Fréjus fut un port de guerre, à l’existence d’ailleurs médiocre et courte. Quant à la colonie de Phocée, César lui a fait subir le même châtiment qu’aux cités d’Armorique, et la mer, sans lui être fermée, lui est devenue indifférente[129]. Si l’on veut mesurer exactement ce que Rome a donné et ce qu’elle a enlevé au monde ou à la Gaule, qu’on regarde, sur le golfe du Lion, Marseille inutile comme port, et c’était le plus merveilleux de l’Occident[130], et toute la vie maritime drainée vers les sites médiocres ou les bassins insuffisants d’Arles et de Narbonne[131].

 

Peu à peu, la Méditerranée oubliait les rapides élans et les glorieuses aventures des marines anciennes. D’Italie en Gaule et en Espagne, des voyageurs préfèrent maintenant les routes de terre ; il est rare que les empereurs prennent la mer pour venir au delà des Alpes : Claude l’a fait, mais il ne faisait rien comme les autres. La route de la Corniche et du Portus était devenue si commode qu’il fallait beaucoup de courage pour affronter le Mistral et le mal de mer. On laissait l’usage de la Méditerranée aux transports de marchandises, surtout à celles qui étaient destinées à Rome et pour lesquelles on n’exigeait aucune vitesse[132]. Car les habitudes de cabotage reprenaient, avec d’insupportables arrêts[133]. Certaines navigations se faisaient en une lenteur extraordinaire. Saint Paul, d’Asie à Rome, mit quatre mois au voyage, dont trois mois d’escale forcée dans l’île de Malte[134] : c’était le temps qu’il avait fallu jadis au Grec Pythéas pour se rendre de Marseille en Norvège[135].

 

Camille Jullian - Histoire de la Gaule, Tome V

 

[124] Port-d’Albret est aujourd’hui Vieux-Boucau.

[125] Cf. de La Borderie, Histoire de Bretagne, I, p. 84 et s., p. 150 et s.

[126] Voyez la pauvreté de l’Armorique, de la Normandie, et en général de tout le rivage de l’Océan, en sculptures, ex-voto, dédicaces religieuses, etc. (Espérandieu, IV, p. 153 et s.).

[127] Je dis Douvres (Dubra au pluriel), mais le grand port militaire et sans doute commercial de la Bretagne fut longtemps Rutapiæ, l’ancêtre de Sandwich. Les itinéraires disent a Gessorieco... Ritupis, et comptent assez exactement 430 stades (56 milles 1/4, soit un peu plus de 84 kilomètres). L’importance de ce port était telle que tout ce rivage breton porta le nom de littora Rutupina (Lucain, VI, 67 ; Juvénal, IV, 141). Le port de Rutupiæ servait aussi aux voyageurs d’Espagne : Excipit ex Gallia vel Hispaniis navigantes (Comm. Bern., p. 193, Usener) : ce qui montre que Sandwich a dû être fixé comme Boulogne pour port de débarquement. Le port de Sandwich a dû être préféré comme plus à proximité des ports du Rhin.

[128] Du moins dans certaines circonstances, ce qu’on peut supposer à la rigueur d’après Ammien, XX, 9, 9 (à Boulogne, ne quisquam fretum transire permitteretur).

[129] Claude, cependant, a débarqué à Marseille.

[130] L’Itinéraire maritime, parti de Rome, aboutit à Arles et non à Marseille (p. 507, W.). Un navire de charge, parti d’Alexandrie à destination de Narbonne, fait escale à Marseille où il arrive après 30 jours ; Sulpice Sévère, Dial., I, 1, 3.

[131] A nous en tenir aux textes relatifs à la navigation, on dirait qu’Arles concentrait surtout le fret avec l’Italie, en particulier celui qui résultait de l’annone, tandis que Narbonne avait des relations plus étendues avec l’Afrique, l’Égypte, la Sicile, également du reste avec l’Italie (on vient de découvrir à Ostie la mosaïque de la schola (?) des Narbonenses, sans aucun doute les navicularii ; Notizie degli scavi, 1916, p. 327). Il est d’ailleurs possible qu’il n’y ait là qu’une apparence. Les textes du Bas Empire décrivent dans les mêmes termes le commerce maritime universel de Narbonne (Afrique, Sicile, Espagne et Orient ; Ausone, Urbes, 123-6) et d’Arles (Orient, Assyrie, Arabie, Afrique, Espagne ; constitution de 418, Corpus legum, Hænel, p. 238 ; Expositio, dans les Geogr. Lat. minores, p. 122, Riese ; Lettres du pape Léon, 65, 3, Migne, P. L., LIV, c. 882). Mais pour Narbonne comme pour Arles, ce sont alors des développements tout faits.

[132] Les blés ou huiles embarqués à Arles ou à Narbonne.

[133] Voyez les Actes (note suivante), en particulier 28, 12 et s. : remarquez qu’il s’agit d’un transport à demi public, de 276 personnes, avec cargaison de blé et prisonniers d’Etat sous la garde d’un centurion (27, 1 ; 28, 16). Il faut 30 jours d’Alexandrie à Narbonne. De Narbonne, un navire de commerce va en 4 ou 5 jours droit en Afrique [il ne s’agit pas de Carthage, mais probablement de Bizerte, Hippo Diarrhytus, ou même de Bône, Hippo Regius], mais s’y arrête, semble-t-il, 15 jours, et repart pour arriver à Alexandrie après avoir mis 7 jours depuis la Cyrénaïque (Sulpice Sévère, Dial., 1, 3, 1). Cette lenteur fait comprendre que l’Itinéraire maritime, de Rome à Arles, compte les distances entre les plus petits ports, au total 59 traites, dont quelques-unes n’ont pas 4 milles (p. 503 et s., W.). — Toutefois, oit savait, le cas échéant, accomplir à la voile de très rapides traversées, et rappelant les prouesses maritimes des anciens Grecs, par exemple aller en 3 jours d’Ostie en Provence, 4 d’Ostie en Espagne, 2 d’Ostie en Afrique (Pline, XIX, 4). Encore au IVe siècle, on ne parle que de 4 à 5 jours de Narbonne en Tunisie, il est vrai adeo prospera navigatio. Tous ces chiffres représentent une vitesse de 123 à 150 milles, 1000 à 1200 stades, par 24 heures, laquelle correspond à la vitesse des anciennes navigations helléniques.

[134] On ne navigue pas pendant l’hiver et on cherche un bon port pour y passer la mauvaise saison, Actes, 27-28, en particulier 27, 12 ; 28, 11.

[135] Y compris le périple de la Bretagne.

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