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29 mars 2014 6 29 /03 /mars /2014 18:01

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

CHAPITRE VIII. — VÉRITABLE CARACTÈRE DE LA CONQUÊTE DE L’EMPIRE ROMAIN PAR LES BARBARES.

 

Causes diverses de rapprochement entre les Romains et les Barbares : 1° les vices du gouvernement romain.

 

Nous avons déjà parlé de la fiscalité et des ravages qu’elle exerçait au IV siècle[9]. Le but principal, unique, de l’administration savante établie par les empereurs semblait d’arracher aux malheureux habitants des provinces, sous forme d’impôts, des taxes ordinaires ou extraordinaires, des dons plus ou moins volontaires, des sommes d’argent considérables. Tandis que les ressources diminuaient, que la fortune publique et privée se voyait amoindrie par les maux de l’invasion et d’une guerre permanente qui ruinait l’agriculture et paralysait le développement du commerce, les impôts croissaient toujours avec les besoins vrais ou factices du trésor, obligé de subvenir aux frais d’une administration ruineuse, aux dépenses de la guerre et à l’alimentation de la population oisive des villes. Le poids des charges publiques retombait d’une manière presque exclusive sur la propriété foncière soumise en même temps à l’impôt territorial et à celui de la capitation. Les classes riches avaient seules le moyen d’éluder la loi en se renfermant dans le privilège qui embrassait alors une portion notable de la population, des catégories entières de citoyens. Les riches, seuls admis, selon le langage éloquent et pathétique de Salvien[10], à voter l’impôt, ne le payaient point ou ne le payaient qu’à demi, 0204.gifpressurant à leur tour le pauvre, l’exploitant comme l’État exploitait les contribuables. La misère dans de telles conditions sociales prenait des proportions effroyables, accumulait les haines et les désertions. Tous les moyens semblaient bons pour y échapper ; on sacrifiait tout à cette dure et implacable nécessité, sa condition, son honneur, sa liberté, son pays natal. L’isolement produit le découragement, et le découragement la stérilité. L’État, n’agissant que par lui-même ou par ses agents, concentrait dans ses mains toute l’activité qui est le principe de vie des sociétés ; il absorbait peu à peu les forces individuelles ; paralysait l’initiative privée, détruisait le ressort moral des populations : incapable de tout faire seul, il se privait de ses meilleurs appuis et recueillait les tristes fruits d’une politique déplorable.

C’est un spectacle digne de remarque et plein d’enseignement que celui de la séparation profonde qui existe à cette époque entre le gouvernement et les gouvernés. L’état des personnes est en général le signe caractéristique de la prospérité ou de la misère d’un pays. Dans la société romaine du IVe siècle, les différentes classes d’habitants pouvaient se réduire à trois principales sans compter les esclaves[11]. La première classe était celle des privilégiés et constituait une véritable aristocratie ; la seconde était celle des curiales ou magistrats des cités, et enfin la troisième contenait le menu peuple, c’est-à-dire les habitants des campagnes et des villes, les cultivateurs, soit complètement libres, soit engagés dans les liens du colonat, et les artisans. La grande masse du peuple, véritable élément de force et de défense nationale, se composait alors presque exclusivement des paysans. Sismondi calcule que la classe des paysans, qui formait au commencement de notre siècle les quatre cinquièmes de la population totale dans la plupart des États de l’Europe était encore bien plus nombreuse dans l’Empire romain, où les ouvriers et les artisans étaient loin d’atteindre le chiffre auquel ils sont arrivés de nos jours[12]. Cette classe, si importante par le nombre et par son travail, qui nourrissait le reste de la nation et fournissait les meilleures recrues aux armées, n’avait aucune part dans le gouvernement, demeurait complètement étrangère aux affaires publiques ; on ne songeait à elle que pour l’accabler de redevances et lui arracher de l’argent ; aussi allait-elle toujours en déclinant. Il en était de même des curiales, classe moyenne et intelligente, qui correspondait un peu à notre bourgeoisie moderne. Les curiales, rivés à leurs chaînes comme les colons, traités de déserteurs lorsqu’ils abandonnaient le poste que leur assignait leur naissance, avaient non seulement la charge de l’administration des villes, mais la responsabilité du recouvrement de l’impôt et devaient subvenir à toutes les dépenses de la cité, soit avec les deniers publics, soit par eux-mêmes. La plupart se trouvaient ainsi condamnés à une ruine inévitable et s’efforçaient d’échapper au périlleux honneur qui leur incombait. Leur nombre diminuait sans cesse comme celui des cultivateurs libres. Ammien nous fait cette terrible révélation que dans certaines villes on n’aurait pu trouver, sous le règne de Valentinien, trois curiales[13]. Les empereurs, malgré l’avidité insatiable du fisc, se voyaient contraints de remettre à des villes, à des provinces entières une partie de l’impôt, quelquefois pour plusieurs années (indulgentiæ debitorum)[14]. Le dépeuplement et la misère, tels étaient les deux grands fléaux intérieurs qui dévoraient l’Empire : le premier résultait en partie du second ; tous deux avaient pour cause principale la désorganisation sociale bien plus encore que l’invasion. La pénurie d’hommes et d’argent amène nécessairement la ruine d’un peuple, car ce sont les deux éléments qui renouvellent le corps social et l’alimentent. Aristote, dans son livre de La Politique, n’attribue pas la ruine de Sparte à d’autre cause qu’au manque de citoyens[15].

Cette désorganisation gagna successivement toutes les provinces, même les plus éloignées du centre. Les provinces frontières, plus exposées aux attaques et aux déprédations des Barbares, furent celles où se maintint le plus longtemps l’esprit militaire, qui conservèrent le mieux le précieux dépôt des vertus civiles et guerrières[16]. Leur population, moins amollie que celle des autres parties de l’Empire, sans cesse tenue en éveil par le péril des invasions, puisait dans les nécessités mêmes de la situation une certaine énergie, une force de résistance qu’on ne rencontrait plus ailleurs. La Gaule, la Rhétie, le Norique, l’Illyrie, la Pannonie avaient la réputation de fournir les meilleurs soldats, les hommes les plus robustes, les plus courageux, les mieux trempés. Ces provinces, plus soucieuses que les autres de leur indépendance constamment menacée, pillées par les hordes germaniques, pressurées par les agents du fisc comme étant les plus riches et les plus productives ; songèrent à se défendre elles-mêmes quand elles virent l’incurie du gouvernement romain, impuissant à les protéger d’une manière efficace ; elles réagirent contre cette domination dont le joug leur était plus odieux que celui des Barbares, tendirent à s’en séparer de plus en plus et finirent par briser les derniers liens qui les rattachaient à Rome.

 

[9] Zosime, lib. II, c. XXXVIII.

[10] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V, passim.

[11] Guizot, Essais sur l’histoire de France, p. 25.

[12] Sismondi, t. I, p. 31 et suiv.

[13] Ammien, lib. XXVII, c. VII.

[14] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V. — Ammien, lib. XVII, c. III. — Ibid., lib. XVIII, c. I.

[15] Aristote, Politique, lib. II, c. IX.

[16] Sismondi, t. I, p. 51-52.

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