Vercingétorix
Chapitre XII - Avaricum.
8. César en face du camp gaulois.
Un jour, il lui fut permis de faire sur cette armée impatiente une dangereuse expérience. Il arriva qu’elle vit de très près les légions, et qu’elle ne put les combattre. Il quitta le soir son camp à la tête de tous ses escadrons et de son infanterie légère, sans laisser d’autre ordre que celui de ne pas combattre, sans désigner de chef pour commander à sa place : il partit, sous prétexte de tendre pour le lendemain une embuscade aux fourrageurs romains. César apprit ce mouvement par quelque captif gaulois, peut-être par une indication voulue de Vercingétorix lui-même : il se mit en route au milieu de la nuit, pour essayer de surprendre, avec ses légions marchant en silence, le camp ennemi abandonné par son chef.
Mais des éclaireurs avaient été disposés par Vercingétorix sur la route que César était obligé de prendre. Les Gaulois du camp furent immédiatement prévenus et eurent le temps de se mettre en état de défense, s’ils ne l’étaient pas déjà : Les gens de guerre s’établirent sur un plateau vaste et découvert, dominant la route d’une assez forte hauteur, et entouré de presque tous les côtés par un marais profond et dangereux, large de cinquante pieds ; au loin, dans l’épaisseur des bois, on avait dissimulé les bagages et les chariots ; sur le devant, les ponts étaient coupés, et à tous les gués ou passages veillaient des troupes de garde.
César déboucha le matin au pied de la hauteur. Il avait fait mettre sac à terre et préparer les armes. Mais alors il aperçut, sur le plateau, l’infanterie gauloise en rang de bataille, chaque cité sous ses chefs, chaque tribu sous ses étendards. Si Vercingétorix n’était pas au milieu d’elle, son esprit de confiance l’animait. Elle attendait de pied ferme.
Ce fut un moment étrange. César avait arrêté ses hommes au bord du marais. Il y avait à peine, entre les deux troupes, la portée d’un javelot. Mais personne ne commença la bataille. Les légions furent les premières impatientes ; elles réclamaient le signal : César leur fit comprendre qu’elles allaient à leur perte sur ce sol fangeux et dans cette montée à découvert. Les Gaulois étaient prêts à les recevoir. Si Vercingétorix avait confié à un seul chef le soin de commander en son absence, nul doute que, pour complaire à la foule, il n’eût engagé le combat. Mais faute d’ordre nouveau, ils obéirent à leur roi absent, et ne touchèrent pas à l’ennemi qu’il refusait de leur donner. Une résignation de ce genre valait, pour la Gaule, une victoire. César battit en retraite, consolant ses soldats ; il regagna son camp le jour même, et fit reprendre les travaux de la terrasse.
9. Vercingétorix accusé de trahison.
Cette leçon de patience faillit coûter cher à Vercingétorix. Quand il revint au camp, il entendit de toutes parts crier à la trahison et, le conseil des chefs réuni, l’accusation fut précisée. Le camp gaulois rapproché des lignes romaines, puis laissé sans chef et sans cavalerie. César immédiatement prévenu et accourant avec ses troupes : il n’en fallait pas davantage pour convaincre ces hommes énervés et vibrants que leur général voulait les livrer au proconsul, et recevoir de lui en récompense la royauté de la Gaule, devenue vassale du peuple romain.
À son tour, Vercingétorix parla. — Il expliqua avec soin toutes les marches faites depuis Noviodunum, et dont aucune n’avait abouti à une défaite. Puis, il fouailla vigoureusement ses hommes, en leur reprochant de ne vouloir se battre que par ennui de la fatigue ; s’il n’avait délégué à personne l’autorité suprême, c’était précisément parce qu’il craignait que son lieutenant ne se laissât entraîner au combat : car, d’une bataille, il ne voulait et ne voudrait, jamais, et à aucun prix. Enfin il montra l’humiliation des Romains, reculant devant le camp gaulois ; il s’étendit longuement sur leur misère ; il fit venir de prétendus fugitifs pour attester qu’ils n’avaient ni pain ni viande ; il dépeignit cette glorieuse armée de César, rongée par la famine, se dissolvant sans combat, s’enfuyant sans défaite ; et il affirma que, grâce à ses émissaires, les nations gauloises étaient prêtes à en attendre et repousser les débris. Voilà ce qu’il avait fait, dans l’intérêt de la Gaule, et de la Gaule seule : car, pour lui, il était prêt à quitter le pouvoir suprême. — Les Gaulois ne demandaient qu’à changer d’avis : ils suivaient toujours l’impulsion du dernier qui leur parlait bien. Le discours de Vercingétorix à peine fini, l’orateur fut acclamé, et le bruit des armes se mêla aux cris de la foule accourue. Aucune voix discordante ne se fit entendre : « il n’y avait pas de plus grand chef que lui, et il était impossible de mieux manœuvrer ». Et, comme ces grands enfants étaient toujours prêts à prendre leurs rêves pour des réalités, ils crurent en ce moment si bien à la victoire, qu’ils ne purent supporter l’idée que les Bituriges en auraient seuls le mérite : ils décidèrent que dix mille hommes, empruntés aux différents peuples, seraient introduits dans Avaricum pour partager la gloire de ses défenseurs. C’est du moins ce qu’ils disaient et ce que Vercingétorix leur laissa dire. Mais l’habile homme n’ignorait pas que les assiégés avaient besoin de ce secours, et plus encore de celui des dieux.
10. Défense d'Avaricum ; combats autour de la terrasse.
La terrasse s’approchait de plus en plus des remparts, en dépit de l’ingénieuse résistance des Bituriges. L’arrivée de ces renforts, peut-être aussi de quelques ingénieurs transfuges, en tout cas les conseils ou les ordres de Vercingétorix, les décidèrent aux tentatives les plus hardies. Ce ne fut plus seulement la banalité des sorties et des combats, des torches jetées sur la terrasse, de la surprise des attaques nocturnes : les Gaulois déployèrent encore, au grand étonnement de César, toutes les ressources d’une imagination savante, comme si, dans l’intervalle des combats, ils avaient pris les leçons de maîtres grecs. Car, disait le proconsul, c’est une race si habile, toujours prête à faire ce qu’on lui enseigne et à imiter ce qu’on lui montre !
Les murailles de la ville, faites à la fois d’énormes madriers et de blocs de grand appareil, résistaient au feu et au choc. César avait essayé pourtant de faire donner contre elles, aux points faibles, la faux d’arrachement : mais alors des cordages, descendant du parapet, s’enroulaient autour d’elle, et, ramenés aussitôt par un treuil, la détournaient et l’enlevaient. Le proconsul avait tenté d’arriver à l’enceinte à l’aide des tranchées habituelles : des blocs de pierre, des pieux aiguisés et durcis au feu, de la poix bouillante, les rendirent vite impraticables.
Les Romains n’avaient d’espoir que dans leur terrasse. Mais les Bituriges, auxquels l’exploitation des mines de fer donnait la pratique des travaux souterrains, creusaient les galeries sous les fondations de la jetée. Menacée par-dessous, elle le fut aussi par en haut. Quand le cavalier se trouva rapproché des murs, et presque à leur hauteur, il fut dominé par une série de tours nouvelles, construites par l’ennemi sur le terre-plein du rempart, réunies peut-être entre elles par des ponts volants, et protégées contre l’incendie par un revêtement de cuirs. Enfin, quand les deux énormes tours romaines se dressèrent devant elles, les tours gauloises grandirent aussi, et chaque jour d’une hauteur égale à celle des charpentes que les ennemis ajoutaient aux leurs. Trois ans plus tard, les Marseillais, passés maîtres pourtant dans la science des places fortes, devaient faire à peine mieux que les Bituriges.
Mais les Romains supportèrent tout, les travaux les plus fatigants, les combats de nuit et de jour, des temps affreux, un froid persistant et des pluies continues, la famine, l’incertitude où les tenait la conduite de Vercingétorix, la déconvenue qui résultait de tant d’ouvrages à refaire : il ne fut pas prononcé, dans le camp de César, une parole indigne de la majesté du peuple romain.
Enfin la terrasse fut achevée, toucha presque la muraille ennemie ; les deux tours furent approchées, chacune d’une porte : on était au vingt - cinquième jour du siège. Tout allait être prêt pour l’attaque.
Ce jour-là, peu avant minuit, les soldats des deux légions de garde travaillaient encore sur la chaussée : César, à son habitude, veillait au milieu d’eux, courageux et familier, pressant la besogne. Tout à coup, jaillit de la terrasse une colonne de fumée : les Gaulois avaient réussi, à l’aide d’une mine, à y mettre le feu. Au même moment, répondant à ce signal, des cris retentissent sur tout le rempart, qui se couvre d’ennemis en un clin d’oeil ; à droite et à gauche des ouvrages romains, les portes d’Avaricum sont ouvertes, et d’autres adversaires apparaissent, allant droit aux deux tours d’attaque. D’en face, sur leurs flancs, sous leur base même, la terrasse et ses tours sont assaillies, menacées par les torches et les projectiles enflammés. — Il y eut chez les légionnaires un court moment de désordre et d’hésitation. Mais ils ne tardèrent pas à se répartir les points à défendre, tandis que, du camp réveillé, les secours arrivaient.
Le principal danger était que les deux grandes tours ne fussent atteintes. On les ramena, et on coupa derrière elles les charpentes de la jetée pour faire la part des flammes. Mais les mantelets qui abritaient les abords des tours furent brûlés, les cabanes blindées furent abîmées, les légionnaires durent combattre à découvert sous le feu des tours d’Avaricum. Tandis que les uns luttaient contre l’incendie, les autres refoulaient l’ennemi vers les portes, et les artilleurs purent enfin diriger leurs batteries contre les assaillants.
Le combat fit rage toute la nuit : pas un instant, les Gaulois ne lâchèrent pied, et il y eut peut-être chez eux, au matin, à la vue des ruines qu’ils avaient faites, une recrudescence de courage et d’espérance. C’était, pensaient-ils, le salut de la Gaule qu’ils avaient dans leurs mains, en cet instant précis : des milliers d’hommes attendaient dans Avaricum, au pied des remparts, que leur tour de combattre fût venu, et pas un d’eux ne tardait à prendre son poste de mort. J’ai vu ce jour-là, dit César, une chose mémorable. Un Gaulois, posté devant une porte, lançait sur le foyer qui menaçait une tour romaine des boules de suif et de poix, qu’on lui passait à la chaîne quand un trait lancé par une machine le traverse et le tue ; un de ses voisins enjambe le corps et prend sa place ; il tombe à son tour, atteint de même ; un troisième lui succède, puis un quatrième, et ainsi de suite jusqu’à la fin du combat : pas une fois le poste ne demeura inoccupé.
À la fin, les Gaulois durent céder, rentrer dans la ville et fermer les portes ; et les légions, ayant achevé de noyer l’incendie, se mirent à refaire les mantelets et à combler la brèche de la terrasse.
À suivre...