Vercingétorix
Chapitre XII - Avaricum.
6. Avaricum : site de la place ; comment on pouvait l’attaquer ; la terrasse.
La ville de Bourges était bâtie sur une colline qui s’élevait à vingt-cinq ou trente mètres tout au plus au-dessus du niveau de la plaine, et au point de rencontre de cinq rivières, dont les deux principales étaient l’Yèvre et l’Auron. Autrefois comme aujourd’hui, ces ruisseaux s’épandaient en un grand nombre de bras et de canaux, qui débordaient, en temps d’hiver et de pluie, en un marais continu : les trois quarts de l’enceinte, à l’Est, au Nord et à l’Ouest, émergeaient d’ordinaire d’un large marécage, à travers lequel couraient seulement les longs ponts des routes d’Orléans et de Sancerre. Sur un seul point, au Sud-Est, par où venait la route des pays boïen et éduen, la ville tenait à la terre ferme par un col étroit et surbaissé, mesurant 500 mètres tout au plus, à peine aussi large que la cité elle-même : c’est l’emplacement que dominent aujourd’hui la place Séraucourt et la rue de Dun-sur-Auron ; mais jadis le sol était, sur ce point, de beaucoup en contrebas, de manière à faire saillir davantage la ville et ses remparts, qui commençaient à la hauteur de l’Esplanade. Enfin, plus au Sud-Est encore, le terrain se relevait lentement dans la direction du faubourg du Château et de la Caserne d’artillerie.
César, ayant reconnu la ville et ses abords, jugea aussitôt qu’il était impossible de l’investir par la ligne d’un blocus continu : la surface entourée et occupée par les marécages était trop vaste, le sol trop bas, le terrain trop mobile. Il n’avait qu’une seule manière de s’en rendre maître : l’attaque de front (oppugnatio).
Pour forcer une place de ce genre, bâtie sur une hauteur et pourvue de murailles épaisses et solides, il fallait que les soldats pussent combattre autrement qu’au pied des remparts, autour des portes, sous la menace plongeante du feu, des traits et des pierres de l’ennemi ; il était bon qu’ils fussent, autant que possible, de niveau avec les défenseurs des murailles et des tours. À cet effet, on construisait, en face d’un secteur déterminé de l’enceinte assiégée, une énorme terrasse quadrangulaire : les flancs en dominaient à leur tour les portes de la cité ; la plate-forme en était souvent de plain-pied, sinon avec le parapet, du moins avec le terre-plein du mur opposé ; par-dessus, on élevait encore des tours, au moins égales en hauteur à celles qui leur faisaient face. Ainsi, on supprimait les inégalités qui résultaient du terrain et des bâtisses ; on dressait muraille contre muraille, tours contre tours, et presque ville contre ville. — Mais la terrasse des assiégeants avait, sur les remparts des assiégés, l’avantage d’être plus profonde, et de s’unir directement au sol qu’elle prolongeait : si bien que les soldats s’y relevaient et s’y succédaient avec la même rapidité que sur un champ de bataille aplani. En outre, les tours de bois qui la garnissaient avaient cette supériorité sur celles de l’enceinte que ces dernières étaient immobiles et ne pouvaient éviter l’attaque, tandis que celles-là, montées sur roues ou sur rouleaux, avançaient et reculaient, obéissant au commandement comme une machine de guerre. — Le jour où une ville assiégée voyait s’achever en face d’elle la terrasse ennemie, elle n’avait plus qu’à se résigner à la défaite. Tout l’effort de ses défenseurs consistait à empêcher ou à retarder la construction de ce redoutable cavalier.
César dressa son camp sur le terrain du Château et la route de Moulins, à quatre ou cinq cents mètres de la ville, et ordonna la construction d’une terrasse en face des remparts, sur le col qui joignait l’emplacement de ce camp à la colline d’Avaricum et que longeaient les marais de l’Yèvre et de l’Yévrelle au Nord-Est, ceux de l’Auron au Sud-Ouest. Il s’agissait d’une bâtisse colossale, qui par endroits devait atteindre une hauteur de 80 pieds, qui mesurerait 330 pieds de large, sur une longueur égale ou supérieure. On avait besoin d’au moins 280.000 mètres cubes de matériaux : clayonnages et terres pour former le terre-plein central, poutres et madriers pour construire sur chaque flanc un large viaduc stable et solide sur lequel s’avancerait une tour. Mais il fallait aussi construire ces deux tours, César n’en ayant pas de disponibles ; et il fallait enfin, et tout de suite, établir au pied du rempart ennemi des baraquements couverts et blindés pour protéger les travailleurs. En mettant les choses au mieux, c’était une tâche de trois semaines qui commençait pour les huit légions.
7. Opérations de Vercingétorix et misère de l’armée romaine.
Vercingétorix avait suivi lentement César, en évoluant sur ses flancs en étapes beaucoup plus courtes. Après l'avoir presque touché, il avait peu à peu ramené à seize milles (25 kilomètres) la distance qui le séparait du proconsul. Il habituait ainsi ses soldats à refréner leur impatience de combattre.
Quand César eut assis son camp devant Avaricum, Vercingétorix établit le sien, à cette même distance de seize milles, au Nord-Est, non loin de la route de Bourges à Sancerre (entre Morogues et Humbligny ?) ; tandis que son adversaire avait pris position sur les chemins du Sud, par où les Gaulois étaient venus, il avait ressaisi derrière lui ceux du Nord, d’où les Romains arrivaient ; le cours de l’Yèvre séparait à peu près complètement les deux zones d’occupation. On eût dit que Vercingétorix tenait à demeurer en relations faciles avec la Gaule du Nord, soit pour y multiplier ses messages, soit pour fermer la route aux convois de Labienus ou à la retraite de César.
Dans cette dernière marche en chassé-croisé, les Gaulois et leur chef venaient de se montrer habiles et prudents. Ils le furent encore dans le choix de remplacement de leur camp : ils le dressèrent à l’abri des forêts et des marécages, bien protégé contre toute surprise. Enfin, à travers les marais de Bourges, ils étaient en rapport constant avec les assiégés, et Vercingétorix, de sa tente, commandait lui-même les manœuvres de la défense. Il avait d’excellents éclaireurs, qu’il avait dispersés dans la campagne, même au sud de l’Yèvre, tout autour de César. Rien de ce qui se faisait, à Avaricum ou aux abords du camp romain ne lui échappait : son service d’informations était si impeccable que César en fut étonné. Sous l’action pressante de leur chef, les Gaulois se formaient rapidement aux leçons des tacticiens romains.
La situation de César fut bientôt compromise. Sans doute il s’était mis enfin, par les routes de Nevers et de Moulins, en communication directe avec les Boïens et les Éduens, et il s’empressa de leur demander les convois de grains dont il avait grand besoin. Mais le pays boïen était pauvre et s’épuisa vite ; les Éduens, de plus en plus mal disposés, envoyèrent le moins qu’ils purent, et César avait quarante mille hommes à nourrir. Il essaya bien de fourrager au loin, mais Vercingétorix l’épiait, et le proconsul avait beau changer sans cesse les heures et les routes des expéditions ; les cavaliers gaulois se trouvaient toujours sur les points où arrivaient les Romains, et c’était chaque fois, pour César, une défaite de plus. De Labienus, il ne venait rien. César avait trop peu de cavalerie pour empêcher ses adversaires de communiquer librement avec Avaricum. Il ne tarda pas à paraître lui-même l’assiégé.
Alors arrivèrent de cruelles journées. Le pain manqua longtemps. Il fallut aller chercher des bestiaux à des distances énormes. Mais pas un légionnaire ne murmura. On en vint aux pires souffrances de la faim. César eut pitié des siens ; il se rendit dans les chantiers de la terrasse, et il offrit aux légions, à l’une après l’autre, de lever le siège. Mais les hommes s’indignèrent : César ne les avait point habitués à abandonner une tâche commencée, et les victimes romaines de Génabum n’avaient pas encore reçu toutes les offrandes réclamées par leurs Mânes. Et le travail continua : la terrasse se dressait lentement ; les deux tours, en même temps, s’élevaient et s’avançaient, comme surgissant de terre.
L’armée de Vercingétorix, elle aussi, souffrait de la disette de fourrage, et, de plus, elle s’irritait de l’inaction : elle était incapable de cette laborieuse impassibilité des légionnaires. Sur l’avis des chefs, le roi la rapprocha de la ville et de César, et déplaça son camp vers le Sud (entre Les Aix et Rians ?), le posant toujours sous la protection des marécages, et toujours en rapport avec Avaricum. Mais il se refusa quand même à combattre.
À suivre...