Vercingétorix
Chapitre XI - Le passage des Cévennes par César.
5. César arrête Lucter dans le sud.
En arrivant dans la vallée du Rhône, César avait appris les dangers qui menaçaient ses légions et sa province.
Le devoir auquel il pensa tout d’abord fut de se mettre le plus tôt possible à la tête de son armée. Mais comment faire ? La rappeler à lui pour protéger la Province ? elle aurait en route de terribles combats à livrer. La rejoindre dans ses quartiers d’hiver ? il lui fallait, du Confluent à Beaune, traverser le pays des Éduens, et malgré leur calme apparent, il les croyait prêts à se saisir de lui pour peu qu’il leur inspirât moins de crainte que Vercingétorix.
César trouva rapidement un troisième parti, qui était de menacer tous ses ennemis à la fois, de manière à les arrêter tous en même temps : Lucter, en s’opposant à lui ; Vercingétorix, en le ramenant en arrière ; les bandes qui bloquaient les légions, en laissant faire l’impassibilité des légats. Puisque les Gaulois attaquaient sur trois points, il répondrait à leur triple attaque. Quant aux Éduens, si César avait fait peur aux Arvernes, ils le laisseraient passer. — Pour oser et réussir un tel projet, il fallait une étonnante confiance en sa Fortune et une rare célérité de mouvements : mais c’étaient les plus grandes qualités de César.
Sa décision prise, laissant là les routes habituelles du Nord, il courut à Narbonne et y organisa la défense de la Province. Des détachements furent postés à Toulouse, à la frontière de la plaine ; d’autres, à la frontière de la montagne, chez les Rutènes, sujets de Rome, des vallées du Tarn et de l’Agout ; d’autres enfin, dans le haut pays arécomique, entre Béziers et Uzès, le long des sentiers qui descendaient des Cévennes ; plus loin encore, chez les Helviens du Vivarais, au pied de la principale route qui débouchait des monts d’Auvergne, il concentra une grande partie des troupes qu’il venait de lever dans la Province et en Italie ; enfin, à Vienne, à l’extrémité septentrionale de la frontière romaine, en face la trouée du Forez, il groupa un fort parti de cavaliers de recrue. — Au centre de cette région dont il venait de garnir le pourtour, il plaça d’autres défenses, une escadrille dans les eaux de l’Aude, des hommes autour de Narbonne ; et, à Narbonne même, il raffermit les cœurs des citoyens romains : la vieille colonie devait, par ses murailles et par le courage de ses habitants, mériter le titre que Cicéron lui avait donné, de boulevard de Rome contre la Barbarie.
Lucter arriva sur ses entrefaites. Quand il vit le rideau de garnisons derrière lequel Narbonne était assise, il jugea qu’il lui était aussi impossible de manœuvrer entre elles qu’il l’avait été à Hannibal en face de Rome et à travers les colonies du Latium, et il se relira, écarté plutôt que battu.
César était encore à Narbonne quand il apprit cette retraite. Débarrassé de Lucter, il se retourna contre Vercingétorix. Celui-là, il l’avait arrêté en face. Pour arriver plus vite à celui-ci, il fallait qu’il le prît à revers. Il ne le pouvait qu’en franchissant les Cévennes. Dans cette intention, il avait déjà envoyé le gros de ses troupes nouvelles sur l’Ardèche. Il les rejoignit (milieu de février).
6. Il franchit les Cévennes ; recul de Vercingétorix.
La principale route qui pénétrait dans les Cévennes partait d’Aps chez les Helviens et remontait l’Ardèche jusqu’au pont de Labaume. Franchir la montagne au mois de février semblait un acte de démence. Aucun Gaulois ne pensait qu’un chef de bon sens pût risquer dans cette tentative sa vie et celle des siens ; César lui-même, dans ses moments de prudence, et même en plein été, déclarait que les routes des Cévennes étaient trop dures pour une armée. Le chemin qu’il allait prendre, et qui était le moins mauvais de tous, n’était pratiqué que pendant la belle saison, par les marchands qui du Rhône se rendaient en Velay et en Auvergne : c’était une route traditionnelle de portages entre les deux versants. Mais l’hiver, la muraille des Cévennes, cette échine relevée qui séparait les peuples, n’ouvrait même pas une brèche pour un piéton seul, et César s’en approchait avec une nombreuse escorte. En ce moment leurs roches pendantes et leurs longs plateaux disparaissaient sous les flocons, et sur les sentiers des hommes s’élevaient six pieds de neige. Enfin, pour qui vient du Midi, l’escarpement de la montagne est parfois si abrupt qu’on dirait la courtine d’un rempart. Les Gaulois avaient raison de regarder les Cévennes comme une enceinte naturelle : il était aussi difficile de les gravir que d’escalader au pas de course les flancs de Gergovie.
César remonta l’Ardèche et la Fontaulière à la tête d’une petite armée de cavaliers et de fantassins ; il avait près de lui D. Brutus, un des officiers qui lui étaient les plus chers et auxquels il se fiait le plus. Au delà de Montpezat, l’escalade du col du Pal commença : sept cent mètres de hauteur à monter au-dessus de la vallée. Il fallut s’ouvrir le passage à travers la neige, les soldats creusèrent, à six pieds de profondeur, le long boyau de route blanche par où l’escorte de César put défiler ; et ce fut pour eux une nouvelle et terrible fatigue. Enfin, on parvint sur le plateau triste et désert qui, à treize cents mètres de hauteur, sépare les deux versants : à quelques milles au Nord, les soldats aperçurent déjà les eaux glacées de la Loire. Car, si cette route était rude, elle était fort courte, et, la montée terminée, on parvenait presque immédiatement aux bords du fleuve gaulois.
La Loire atteinte, on touchait aux terres arvernes. De ce côté, et tout de suite après le plateau, s’étendaient d’assez larges vallées, riches en pâturages, fertiles en blés, où étaient éparses de vastes habitations : c’est le bassin du Puy, domaine des Vellaves, qui étaient alors étroitement unis aux Arvernes. César envoya en avant sa cavalerie, avec ordre d’aller, de piller et de détruire le plus loin possible. Les Gaulois étaient trop surpris et trop dispersés pour pouvoir résister, et d’ailleurs, il n’y avait là surtout que des femmes et des enfants, les hommes capables de combattre étant au Nord avec Vercingétorix.
L’expédition de César aurait pu lui nuire plus qu’à son ennemi. Que Vercingétorix ne bougeât pas, le laissât venir à lui, se hasarder dans les défilés du Velay, le proconsul eût été aisément traqué avec ses quelques milliers d’hommes, recrues encore peu faites à la fatigue ; et, s’il avait persisté dans sa marche, il se serait brisé contre Gergovie.
Mais César, en envahissant ainsi les terres vellaves et arvernes, voulait frapper, non pas le chef, mais ses compagnons. Il prévoyait l’effroi subit qui les saisirait en pensant à leurs fermes incendiées et à leurs bestiaux enlevés ; il escomptait leurs angoisses de propriétaires, et non pas les inquiétudes militaires de Vercingétorix.
Ce qu’il avait pensé arriva. Dès que les Arvernes apprirent que César gravissait les Cévennes, ils entourèrent leur roi, le supplièrent de ne point abandonner leurs terres au pillage : puisque c’étaient eux seuls que l’on attaquait, qu’ils allassent au moins se défendre. Vercingétorix eut la faiblesse de céder : peut-être sa royauté était-elle trop récente pour lui permettre de résister aux siens. Il donna l’ordre à ses troupes de faire volte-face vers la montagne.
César ne voulait pas autre chose. Il devina plutôt qu’il n’apprit le retour de son adversaire au moment où il pénétrait lui-même sur les terres arvernes. Dès lors il n’était plus question pour lui de s’aventurer davantage vers le Nord. Il n’avait pas assez d’hommes pour essayer de combattre. Mais afin de dissimuler son départ aux Gaulois, il laissa Brutus et la petite armée dans le Velay, avec ordre aux cavaliers de continuer et d’étendre les ravages ; pour rassurer ceux qu’il abandonnait en pays ennemi, il leur annonça qu’il allait chercher des renforts et reviendrait au plus tard dans trois jours. Puis, tournant rapidement vers l’Est, par la vallée de la Loire et la tranchée du Gier, il arriva à Vienne, à la très grande surprise de la cavalerie qu’il y avait envoyée quelque temps auparavant. Il n’était resté que deux jours sur le territoire arverne.
7. César rejoint son armée.
De Narbonne à Vienne par Le Puy, ce n’eût été qu’un léger détour, sans l’incroyable fatigue surérogatoire. Mais ce détour avait suffi pour arrêter Vercingétorix dans sa marche vers le Nord, donner du répit aux légions de Sens, faire hésiter les traîtres du pays éduen. César pouvait passer maintenant.
La troisième partie de la campagne n’était donc plus qu’un jeu d’éperons. César ne s’arrêta à Vienne que pour prendre la tête de sa cavalerie : et alors, nuit et jour, le long du Rhône et de la Saône, galopèrent le proconsul et ses hommes. Si quelque embuscade avait été disposée, sur sa route, par les Éduens, César était passé avant qu’on eût appris sa venue. Enfin, au delà de la grande forêt de Cîteaux, il se trouva chez ses fidèles Lingons ; quelques milles encore à parcourir, et il rejoignit ses deux légions les plus proches. César et son armée étaient sauvés (fin février).
Ainsi, en moins de quinze jours, Jules César avait, depuis Narbonne jusqu’à Dijon, parcouru un vaste demi-cercle sur le flanc de la Gaule insurgée : il avait obligé ses adversaires, tantôt à reculer devant lui, tantôt à venir à lui en s’éloignant des légions ; tout en les faisant mouvoir à sa guise, il avait par deux fois, en vue du Mont Mézenc et du Mont Pilât, maîtrisé l’hiver et dompté les montagnes inviolables. Un tel succès était à la fois moral et stratégique, et il l’avait remporté presque sans effusion de sang.
Aussi les anciens, dans cette épopée militaire qui vient de commencer, n’admirèrent rien de plus que la formidable chevauchée à travers les Cévennes : les autres victoires de César seront l’œuvre du hasard des rencontres et de la force des hommes ; celle-ci fut le triomphe, sans combat, de l’intelligence et de la volonté.
À suivre...