Vercingétorix
Chapitre XVII - Alésia.
6. Des intentions de César.
Assiégeant du côté d’Alésia, César allait être assiégé du côté de la Gaule ; et, le jour de l’attaque, une double masse d’assaillants marcheraient sur ses lignes, du dedans et du dehors.
Il n’eût point mérité le blâme s’il avait cru plus sage de se retirer. Mais il est probable que la pensée d’un départ ne lui vint pas à l’esprit. Sa nature lui faisait aimer les situations étranges et les périls peu communs ; elle l’entraînait à ces coups d’audace et à ces extravagances d’espoir, où il prétendait que sa Fortune l’accompagnait toujours. Au moment de son humiliante retraite sur Genève, elle lui était revenue à l’improviste : il la forcerait bien à rester avec lui.
Puis, il avait enfin la joie de bloquer Vercingétorix. Il était pour la première fois en arrêt devant son insaisissable ennemi, le seul homme qui l’eût vaincu, qui l’eût fait douter un instant de sa destinée : le roi des Arvernes, à lui seul, était plus redoutable que deux armées gauloises. Ce n’est pas rabaisser César que de supposer chez lui, à ce moment de sa vie, une haine personnelle contre le chef qu’il combattait : haine au surplus faite de larges sentiments, la colère de l’ambitieux retardé, la rivalité de l’homme de guerre, la jalousie de l’amoureux de gloire, la rancune enfin du conquérant à qui on dispute sa conquête la veille même du triomphe.
Pour immobiliser César, Vercingétorix était resté dans Alésia, au risque de mourir de faim. Pour prendre son adversaire, le proconsul n’hésita pas à demeurer dans ses lignes, au risque d’être pris lui-même ou de mourir de la même manière. La lutte ressemblait par instants à un combat singulier, comme la guerre punique avait paru à la fin un duel entre Hannibal et Scipion.
7. Construction de la double ligne d’investissement.
Le but de César fut de bâtir autour de Vercingétorix une vaste cité de défense, une sorte de couronne retranchée, faisant front sur le dedans et sur le dehors, large en moyenne de 2.000 pieds (?), longue de 11 milles sur son pourtour intérieur, de 14 sur son pourtour extérieur. Les camps et les redoutes achevés, il fallait les enfermer dans deux enceintes continues, l’une regardant Alésia, l’autre tournée vers la Gaule. — On s’occupa d’abord de la première, les Gaulois n’étant pas encore près d’arriver.
La bordure de la cité de César fut marquée, sur le front de la ville, par le fossé traditionnel, mais de dimensions et de forme inusitées : large de 20 pieds, profond de 9 (?), taillé à pic sur les parois, pouvant défier longtemps le saut, l’escalade et le comblement. — Il fallut du temps et des hommes pour remuer ces trois à quatre cent mille mètres cubes, et les légions, outre cette besogne, avaient à s’approvisionner de bois pour les constructions et de blé pour les provisions : les soldats se trouvèrent forcément disséminés en nombreuses et petites escouades, souvent envoyées fort loin dans la campagne. Les Gaulois se décidèrent alors à faire quelques sorties, vives et nombreuses, pour troubler les travailleurs. Mais ils durent y renoncer bientôt. Car César, n’ayant pas assez de soldats pour protéger toute la surface délimitée par ses lignes, remplaça les hommes par des pièges presque aussi redoutables. — Derrière le grand fossé, sur une profondeur de quatre cents pieds, pour retarder et reculer les approches de ses ouvrages essentiels, il entassa tout ce que l’imagination et la science de ses ingénieurs lui fournirent comme instruments de défense automatique.
En venant d’Alésia, c’était d’abord un vaste champ d’aiguillons invisibles et pénétrants, c’est-à-dire de dards de fer recourbés en hameçon- et rivés dans des pieux d’un pied de long qu’on avait plantés et cachés dans le sol. — Après le piège de fer, le piège de bois. Venaient ensuite, à trois pieds de distance l’une de l’autre, huit rangées en quinconce de trous de loups, en forme d’entonnoirs, profonds de trois pieds ; de ces fossés émergeaient, à quatre doigts à peine de la surface du sol, des pieux arrondis, gros comme la cuisse, aiguisés et durcis au feu, immobiles, inébranlables, enfoncés dans un pied de terre fortement foulée : le tout, dissimulé par des claies et des branchages. — Enfin, à ceux qui résisteraient à la piqûre ou qui échapperaient au pal, était réservé un danger plus sérieux encore. Dans des tranchées profondes de cinq pieds, on avait disposé, en les liant solidement par le bas, cinq rangs de troncs d’arbres et de grosses branches, pourvus de tous leurs rameaux ; le gros de ces faisceaux était caché dans le sol, mais les tiges extrêmes, écorcées et apointées, restaient en dehors et se présentaient en abatis : et c’était un fouillis inextricable et indéracinable, où les hommes s’entravaient comme dans un buisson de ronces de fer.
Ce dernier piège était le plus ingénieux et le plus à craindre. Les autres, chausse-trapes ou trous de loups, n’étaient que des perfectionnements d’anciens types fort connus. Le système des ronces artificielles était plus nouveau, et sans doute inspiré de ces palissades en ronceraies qui protégeaient les peuples de la Belgique contre les incursions des cavaleries ennemies. César était toujours prêt à profiter des leçons que lui donnaient ses adversaires, même les plus barbares.
A la suite de cette triple forêt de pièges, à 400 pieds du fossé extérieur, apparaissaient les lignes régulières des défenses classiques : un nouveau fossé, large de 15 pieds, profond de 8 à 9 (?), un fossé encore de dimensions égales, mais où on avait dérivé, dans les parties basses, les eaux d’une des rivières voisines (l’Ozerain ?).
Enfin, dominant toutes les autres défenses d’une hauteur de 12 pieds, les appuyant de la portée de ses machines, le retranchement romain surgissait en ‘une masse formidable. La base en était une terrasse large et compacte ; du sommet de cette levée émergeaient une fraise de branches d’arbres, dures et aiguisées, plantées en avant comme des ramures de cerfs, hérissées contre les escalades du dehors. Par-dessus le remblai s’alignait une palissade de pieux entrelacés, protégée au devant par une cuirasse de joncs et d’osiers, et garnie dans le haut de pointes de bois ou de fer, véritable parapet à merlons et créneaux, derrière lequel les légionnaires pouvaient s’abriter ou combattre. Enfin s’élevaient, plus haut encore, et tous les 80 pieds, des tours de bois.
Qu’on se représente cette monstrueuse muraille, faite ou armée de terre, de fer, de bois et d’osier, s’allongeant sur quatre lieues de tour, étendue sur toute la plaine, franchissant les rivières, escaladant les coteaux, suivant le rebord des plateaux, surplombant les roches escarpées, redescendant et remontant quatre fois, dominant les crêtes des monts de Bussy et de Flavigny, à cheval sur la croupe du Mont Pévenel, en contrebas du Mont Réa, et étreignant la montagne d’Alésia d’une ceinture continue. On avait bâti à Vercingétorix une prison digne de lui.
Du côté de la Gaule, César disposa ensuite une muraille parallèle à la première, en profitant de tous les avantages du terrain ; il la fit précéder, partout où il fut utile, de fossés et de défenses semblables. Quel que fût le nombre des ennemis qui arriveraient, il y aurait, sinon des coups d’épée, du moins des pièges pour tout le monde.
L’ensemble des camps, des redoutes, des lignes de contrevallation et de circonvallation fut divisé, à ce que je crois, en quatre secteurs, correspondant aux quatre camps, chacun occupé par deux légions et surveillé par deux légats. C. Antistius Réginus et C. Caninius Rébilus commandaient au Nord-Ouest, du côté du Mont Réa, qui était le point le plus faible ; Marc-Antoine et C. Trébonius commandaient à l’Ouest, dans la plaine des Laumes, qui était devenue la portion la mieux fortifiée. Deux légions (?), les deux excellents officiers C. Fabius et Décimus Brutus, Labienus enfin et César lui-même furent réservés pour les opérations d’ensemble ou les appuis décisifs.
Quand César eut achevé ses lignes du dehors après celles du dedans, il s’enferma, lui et ses troupes, dans la double enceinte circulaire qu’il avait fini de construire. Il s’approvisionna de blé et de fourrage pour trente jours. Il donna ordre à ses soldats d’éviter de sortir des lignes. Et il s’apprêta à subir ces souffrances de l’assiégé qu’il infligeait lui-même à Vercingétorix.
À suivre...