Vercingétorix
Chapitre XVII - Alésia.
13. Seconde journée.
La seconde journée fut une bataille d’artillerie.
Le jour qui suivit la défaite de leur cavalerie, les Gaulois du dehors construisirent rapidement tout un matériel de siège, fascines, échelles et grappins en quantité. Au milieu de la nuit, ils sortirent de leur camp et s’avancèrent en silence, archers et frondeurs en tête. Arrivés à portée des lignes romaines, ils s’élancèrent, en poussant tout d’un coup une formidable clameur, dont l’écho, à deux mille mètres de là, donna, comme un signal, l’éveil à Vercingétorix ; la trompette y répondit aussitôt, pour appeler les assiégés aux armes.
Jusque-là rien de mieux. Mais Comm, ses collègues et leur conseil auraient mieux fait, avant d’agir, de réfléchir et de délibérer davantage. Ils s’en allaient dans la nuit, droit devant eux, sans renseignements, à l’aveuglette. Puisqu’ils portaient leurs efforts sur un même point, ils auraient dû reconnaître le terrain, s’informer, et attaquer le secteur le plus vulnérable. Or, en s’avançant ainsi par le plus court, sur les lignes qui leur faisaient face, ils se trouvaient assaillant par la plaine des Laumes, où César avait placé ses défenses les plus fortes et les plus variées, et deux de ses bons légats, Trébonius et Marc-Antoine.
Du dehors, les Gaulois engagèrent un vif combat à distance avec les légionnaires accourus sur leur terrasse. Des décharges continues de balles de frondes, de pierres et de flèches firent d’abord un grand mal aux Romains, ce qui permit à leurs ennemis de combler avec les fascines le fossé extérieur.
Les Gaulois de Comm s’approchèrent encore. Les machines avaient été mises en batterie par les soldats de César : une grêle de projectiles, balles, boulets de plomb, pieux et traits de toute sorte, volèrent sur les assaillants. Ils étaient si nombreux qu’ils gagnèrent pourtant du terrain, et que Trébonius et Marc-Antoine furent obligés de dégarnir les redoutes voisines pour renforcer les défenseurs du retranchement.
Mais, quand les Gaulois eurent fait quelques pas de plus, leurs rangs s’arrêtèrent et se rompirent brusquement. Ils arrivaient aux galeries de pièges. Les uns s’accrochèrent aux aiguillons de fer ; les autres tombèrent et, s’empalèrent dans les trous de loups. Ceux qui purent s’avancer plus loin se trouvèrent alors à portée des redoutables « javelots de rempart », qui partaient à travers les parapets et du haut des tours : beaucoup périrent de la sorte.
La partie n’était cependant pas désespérée, si on avait le courage de persévérer et de marcher toujours, en bâtissant par-dessus ces embûches une jetée de cadavres. De leur côté en effet, les soldats de Vercingétorix, fort bien outillés par leur chef, s’approchaient lentement, mais à coup sûr, utilisant la besogne faite l’avant-veille, évitant ou recouvrant les pièges, qu’ils devaient connaître, comblant peu à peu le premier des deux fossés qui les séparaient seuls de la terrasse où les attendaient les légionnaires.
Mais l’armée du dehors, mal aguerrie contre les surprises et l’impatience, s’exaspéra de ces résistances souterraines et de ces blessures étranges. Le jour venait. Quand elle aperçut, en face d’elle, les retranchements intacts, et, sur les hauteurs de droite et de gauche, les camps ennemis, quand elle se vit dans la plaine, sans cavalerie pour abriter ses flancs, sous la menace d’autres légions qui paraissaient prêtes à descendre pour se rejoindre derrière elle, elle prit peur, et rétrograda vers ses camps.
En ce moment, Vercingétorix et ses soldats n’étaient pas loin de la terrasse romaine. Ils n’eurent pas le temps d’y toucher. Ils apprirent la retraite de leurs alliés : ils n’avaient plus qu’à s’arrêter, s’ils ne voulaient pas être enveloppés par une double ligne d’adversaires. Pour la seconde fois, ils remontèrent à Alésia, vaincus presque sans avoir eux-mêmes combattu.
14. Troisième journée.
La troisième journée, enfin, on donna l’assaut des lignes de César.
Le conseil de guerre des Gaulois confédérés se réunit après ces deux tentatives inutiles et meurtrières. Il fit venir des gens du pays, il leur fit dire ce qu’ils savaient des travaux et des camps romains, de leur emplacement et de leur force respectives. Comm et les antres apprirent ainsi, et sans peine, que le camp romain du Nord-Ouest se trouvait dans une situation défavorable, en contrebas et en pente sous les roches et les bois du Mont Réa. Des éclaireurs qu’ils envoyèrent sur les lieux confirmèrent la chose et reconnurent les chemins. Les chefs décidèrent aussitôt de tenter sur ce point l’assaut principal. Ces mesures étaient réfléchies et excellentes : mais c’était le jour de leur arrivée qu’ils auraient dû s’informer et les prendre.
Dans toute l’armée, ils trièrent une élite de 60.000 hommes, qu’ils empruntèrent aux nations réputées les plus braves, par exemple aux Arvernes et aux Lémoviques ; Vercassivellaun, le cousin de Vercingétorix, fut mis à leur tête. C’était donc à des Arvernes que la Gaule continuait à commettre le devoir de lutter contre César.
On arrêta un plan d’attaque que Ies soldats ne connurent pas, pour que des transfuges ne pussent en aviser l’ennemi.
Vercassivellaun quitta son camp après la tombée de la nuit, marcha au Nord en s’éloignant d’Alésia (en aval de la Brenne ?), revint vers le Sud (par le ru d’Éringes ?) et finit par s’arrêter, vers le lever du jour, à quelque 1.500 mètres du Mont Réa (dans les ravins au nord de Ménétreux ?), caché derrière les collines. Il fit alors reposer ses troupes de leur longue marche dans la nuit, en attendant l’heure de midi, qui avait été fixée pour engager l’affaire.
Aux approches de midi, tout le monde gaulois se mit en mouvement. Vercassivellaun fait gravir aux siens les pentes du Mont Réa, qui dominait le camp romain. Les trois autres chefs envoient dans la plaine leurs derniers cavaliers, qui viennent se déployer en face des lignes attaquées l’autre, jour. Les 190.000 fantassins qui forment le reste de l’armée de secours sortent des camps et apparaissent sur le rebord des hauteurs. Enfin Vercingétorix, voyant toutes ces manœuvres, descend de la montagne d’Alésia avec son attirail de siège, retiré cette fois de son camp : il a des baraques pour attaquer la terrasse à l’abri des machines, des perches et des faux pour arracher ou renverser les palissades des retranchements ennemis : il comprend qu’il faudra, à cette troisième sortie, arriver jusqu’à eux. Comme les jours précédents, il se dirigea vers les lignes d’en bas, dont il avait déjà nettoyé les abords, et que semblaient menacer, de l’Ouest, les principales troupes de ses alliés.
L’action définitive allait commencer. César se posta sur le flanc nord-ouest de la montagne de Flavigny, d’où il pouvait suivre, à sa gauche, les mouvements de la plaine et du camp gaulois, en face de lui ceux de Vercassivellaun et du Mont Réa, à sa droite ceux d’Alésia et de Vercingétorix.
L’attaque eut lieu en même temps sur les lignes extérieures et intérieures de l’armée romaine. Elle parut d’abord confuse et désordonnée ; les Romains se crurent assaillis sur tous les points à la fois. Ils allaient et venaient, se portant au hasard là où ils croyaient le danger plus grand, et les endroits à défendre étaient si nombreux qu’ils s’effrayaient de ne pouvoir être partout à la fois. Les hurlements gaulois accroissaient leurs incertitudes : ils voyaient des ennemis en face d’eux, ils en entendaient sur leurs flancs et derrière ; et les légionnaires d’un front, ne sachant si leurs camarades de l’autre front les protégeraient à temps, finissaient par songer plutôt aux ennemis qu’ils ne regardaient pas qu’à ceux qu’ils combattaient.
Mais peu à peu la situation s’éclaircit. Les chances se balançaient entre les deux adversaires.
Au Nord-Ouest, Vercassivellaun l’emportait. Il avait habilement réparti les siens en trois groupes, divisés en équipes. Les uns, maîtres des hauteurs, accablaient de traits les légionnaires. Les autres, chargés de terre, en jetaient sans relâche dans les fossés et sur les pièges, dont ils se doutaient cette fois, et recouvraient les fondrières de la défense d’une véritable chaussée d’attaque. D’autres enfin, se massant en tortue, avançaient plus rapidement de la terrasse romaine. Quand une équipe était fatiguée, une autre la relayait. Les Romains, au contraire, devaient être tous sur pied. Les munitions et les forces commencèrent à manquer aux deux légions campées sur ce point : les légats prévinrent César.
Vercingétorix était moins heureux. Les retranchements de la plaine étaient les plus achevés et les mieux défendus de toutes les lignes romaines. La terrasse, les légions, Trébonius et Marc-Antoine tenaient bon. Ce qui fut plus grave pour les Gaulois, c’est qu’il ne leur vint, de ce côté, aucun secours sérieux du dehors. Les cavaliers, descendus dans la plaine, reculèrent devant les abatis et les fossés. Les 190.000 fantassins ne s’éloignèrent pas des hauteurs. Vercingétorix fut laissé à ses seules forces.
Il faut se résigner à ignorer les motifs de cette étrange abstention. On a voulu excuser les trois chefs, Comm et les deux Éduens, en disant que leurs troupes étaient trop mauvaises pour combattre. Alors, pourquoi les avoir amenées ? Puis, quand une armée romaine a déjà 37 kilomètres de front à garder contre 140.000 hommes, une nouvelle multitude de 190.000 assaillants, même maladroits, même désarmés, n’est pas une quantité négligeable. Il suffisait d’une panique ou d’une lassitude générale pour faire perdre aux dix légions, en une seule heure, disait César en ce moment même, le fruit de tous leurs travaux et de toutes leurs victoires. C’était pour cette heure, et pour cette heure seule de l’assaut, que Vercingétorix avait réclamé l’arrivée en masse de tous les Gaulois, et les trois quarts de ceux qui étaient venus, immobiles en face de lui, de l’autre côté des lignes romaines, semblaient refuser de marcher à sa rencontre. Les chefs confédérés ne faisaient les choses qu’à moitié et qu’à contrecœur, et ils laissaient aux deux jeunes Arvernes, Vercingétorix et Vercassivellaun, le privilège de servir de champions à la liberté de toute la Gaule. Les deux Éduens, Éporédorix et Viridomar, n’auraient pas à se faire pardonner par César une trop grande obstination.
Alors le proconsul, voyant Vercingétorix isolé et arrêté dans la plaine, put porter tous ses efforts contre Vercassivellaun. Sur le flanc du Mont Réa, Réginus, Rébilus et leurs 20 cohortes lâchaient pied. Il en envoya six autres sur ce point, et, ce qui valait mieux, il remit à Labienus lui-même la défense de ce secteur, avec ordre, à la dernière extrémité seulement, de faire une sortie pour dégager la terrasse. Lui-même descendit dans la plaine, pour se rapprocher de Vercingétorix.
Les deux mortels ennemis se trouvaient à quelques pas l’un de l’autre. César prit en main la résistance, alla de rang en rang, échauffa les légionnaires de sa parole éloquente.
Mais à ce moment, comme si Vercingétorix n’eût attendu que ce mouvement de troupes et ce déplacement du proconsul pour modifier sa tactique, il abandonna les lignes de la plaine, inclina à sa gauche vers le Sud-Est, et gravit avec ses machines et ses engins les pentes de la montagne de Flavigny. — Il détournait ainsi son point d’attaque. Il l’éloignait de celui de Vercassivellaun : ce qui, en dépit de l’apparence, était plus sage que de l’en rapprocher. S’il eût marché, vers le Nord, il eût amené César avec lui : et le plus grand service qu’il pouvait rendre à son cousin était d’entraîner le plus loin possible le proconsul et quelques cohortes. — Mais son adversaire le comprit et ne bougea pas, demeurant en observation entre les deux champs de bataille.
Du reste, Vercingétorix avait bien choisi son nouveau poste. On ne l’attendait pas sur la montagne de Flavigny. Peut-être était-ce de là qu’étaient parties les six cohortes emmenées par Labienus. Les pièges, semble-t-il, étaient plus rares ou moins dangereux sur ces pentes. La tentative du chef gaulois, rapidement conduite, fut bien près de réussir. Jamais il ne pénétra plus avant dans les ouvrages de son ennemi. Les décharges de ses archers jetèrent le trouble parmi les défenseurs de la terrasse, parmi ceux des tours elles-mêmes. Les Gaulois en profitèrent pour combler les fossés, et pour attaquer enfin et déchirer à coups de faux la cuirasse et la palissade des retranchements : la première brèche fut ouverte à travers la muraille romaine.
À la même minute, sur le point où combattait Vercassivellaun, Labienus, lui-même, reculait, et les Gaulois commençaient à escalader la terrasse.
Sur les deux fronts, les lignes de César avaient cédé. Celtes et Romains sentaient que les minutes suprêmes étaient venues. Un prodigieux effort tendit les volontés et raidit les muscles. Pour les uns et les autres, c’était la fin de tout qui approchait. Les poitrines haletaient d’angoisse et de courage. Si, à ce moment, les réserves de l’armée de renfort avaient donné par-dessus les autres versants de la montagne de Flavigny, la brèche taillée par Vercingétorix se fût démesurément élargie, César n’aurait pas eu assez d’hommes pour la défendre, il n’aurait pu protéger Labienus, l’armée romaine eût été broyée sous ces marées convergentes, et le sénat aurait dû remettre à d’autres temps et à un nouveau proconsul la mission de reconquérir les Gaules.
Devant le nouveau danger, celui qui éclatait subitement du côté de Flavigny, César laissa Labienus aux prises avec Vercassivellaun, et ne s’occupa plus, dans l’instant, que de la brèche et que de Vercingétorix. Il lança contre lui Brutus et de nouvelles cohortes : elles ne purent tenir. Il en envoya d’autres avec C. Fabius : elles faiblirent encore. Les hommes de Vercingétorix combattaient avec une effroyable énergie. Enfin César, à la tête d’un nouveau renfort, choisi parmi des troupes fraîches, se montra lui-même contre le chef arverne, et, pour la dernière fois, ils luttèrent tous deux l’un en face de l’autre. Grâce au proconsul, les cohortes reprirent courage. Vercingétorix recula, sans désordre, combattant pied à pied. César put enfin regarder et se porter du côté de Labienus.
Sur ce point, Labienus avait jugé la partie perdue. Il ne songeait plus à défendre la terrasse, envahie de toutes parts. Il ne voyait de salut que dans un coup d’audace, une sortie désespérée. César la lui avait permise : il la résolut. Il réunit en un tour de main 39 cohortes, celles qu’il trouva le plus près de lui sur les divers postes de la défense ; il les groupa au hasard en un seul corps de bataille ; il avertit son général, et attendit. César avait eu le temps de donner deux ordres précis. Derrière lui, il avait mis en marche tout ce qui lui restait d’hommes disponibles, quatre cohortes, tirées de la redoute la plus proche ; il les soutint d’une partie de sa cavalerie. À sa gauche (?), dans la plaine, par le dehors de ses lignes, il envoya le reste de ses escadrons pour prendre en écharpe les assaillants du Mont Réa ; ils n’avaient rien à craindre des cavaliers ennemis la défaite et les fautes des jours précédents condamnaient les Gaulois dans leur dernière bataille.
César accéléra sa marche, pour y assister. Dès que les hommes de Vercassivellaun le virent s’approcher, ils attaquèrent les premiers. Ce fut, à ce que raconta plus tard le proconsul, un moment solennel et un éclatant spectacle. Les quinze mille hommes de Labienus étaient massés sur les dernières pentes du Mont Réa. Derrière eux s’avançait rapidement César, vêtu du manteau de pourpre qui le désignait aux regards de tous. Plus loin, dans les lignes, se hâtaient d’autres légionnaires, des troupes de cavaliers. Des escadrons galopaient au delà, dans la plaine, allant au même but. Il semblait que toute l’armée romaine voulût se réunir en un bloc pour pénétrer les masses ennemies. Une clameur s’éleva des deux troupes, lorsqu’elles se heurtèrent ; et, répercutée au loin par les collines et les camps, elle éveilla partout de nouveaux cris, que l’écho rapporta aux combattants. Mais Vercingétorix et ses adversaires, à 3 kilomètres de là, ne se doutèrent de rien, s’acharnant sans repos autour de la terrasse, tandis que leur sort se décidait au loin.
Formées en colonnes d’attaque, les cohortes de Labienus s’ébranlèrent vers la hauteur. Les javelots étant inutiles sur cette montée, elles se précipitèrent les épées en mains. La mêlée s’engagea. Mais l’affaire ne fut réglée que par l’arrivée des cavaliers de renfort. Quand les Gaulois virent ou entendirent soudain, sur leurs flancs et leurs dos, les escadrons ennemis (venus par Ménétreux ?), ils reculèrent. Les Germains chargèrent avec leur courage et leur bonheur habituels. Enveloppés presque de toutes parts, menacés encore par les troupes qu’amenait César, il ne restait plus aux Gaulois qu’à fuir en hâte, s’ils ne voulaient pas périr jusqu’au dernier. La débandade commença, et la bataille prit fin.
Vercingétorix tenait encore, ignorant la défaite des siens. Mais, pendant ce temps, les gens qui guettaient sur les remparts d’Alésia, virent revenir les premiers légionnaires vainqueurs, chargés de boucliers brillants et de cuirasses sanglantes, dépouilles des chefs vaincus. Une clameur douloureuse courut dans la ville, et Vercingétorix ne tarda pas à apprendre que le sort de là Gaule était désespéré.
Il reprit le chemin d’Alésia, d’où il ne devait plus redescendre que pour se rendre au vainqueur (fin septembre ?)*.
*Probablement le 26 septembre 52 : le fait que César ait pu lancer sa cavalerie à la poursuite de l'ennemi dans la nuit qui précéda le dernier combat peut s'expliquer par la pleine lune du 25-26 septembre de cette année.
À suivre...