ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ETABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVe SIECLE
Chapitre I - Les Invasions.
Les quatre grandes confédérations germaniques : 4° Les Saxons.
La quatrième confédération des peuples germaniques fut celle des Saxons, postérieure aux précédentes. Les Saxons, premiers ancêtres des Anglais, ainsi nommés à cause de leur arme principale, la seax, espèce de hache ou couteau à deux tranchants, habitaient à l’entrée de la Chersonèse Cimbrique, près du Danemark, le long des côtes de la Baltique et de la mer du Nord[38]. Les Angles, les Jutes, les Warni ou Werini, les Pictes et les Scots entrèrent successivement dans cette ligue[39]. Plus éloignés de l’Empire par leur position septentrionale, séparés de la frontière romaine par les Francs et d’autres tribus, ils ne l’attaquèrent que plus tard, bien qu’il soit fait mention d’eux dès le Ier siècle de l’ère chrétienne. Leur voisinage de la mer en faisait un peuple de marins ; leurs incursions étaient des incursions maritimes ; montés sur de petites barques, ils traversaient l’Océan, abordaient sur les rivages de la Bretagne ou de la Gaule[40], se joignaient aux habitants de l’Écosse et aux Francs pour piller et dévaster les contrées les plus rapprochées, puis, regagnant leurs vaisseaux, ils retournaient dans leur patrie chargés de butin[41]. Ces incursions, périodiques comme celles des autres Barbares, puisaient dans la nouveauté et l’étrangeté de leur caractère quelque chose de plus terrible pour les Romains. Rome n’avait jamais été une grande puissance maritime. Malgré ses victoires sur Carthage et l’extension de sa domination sur toute la Méditerranée, ses flottes n’avaient jamais été ni bien nombreuses ni bien redoutables. Les Romains avouaient eux-mêmes leur infériorité sur ce point[42]. Les pirateries continuelles des Saxons les obligèrent à augmenter leur marine pour repousser ces envahisseurs. Ammien[43] nous représente les Saxons comme d’intrépides pirates, admirablement exercés au pillage et au brigandage, comme les dignes précurseurs de ces Normands qui vinrent si souvent infester les côtes de France et pénétrèrent, en remontant le cours de la Seine, jusque sous les murs de Paris. Son témoignage est confirmé par celui de tous les historiens contemporains. Zosime[44] nous dit qu’ils avaient la réputation d’être les plus forts, les plus courageux, les plus endurcis aux fatigues de tous les Barbares. C’est surtout au IVe siècle que les attaques des Saxons devinrent plus fréquentes et plus dangereuses pour la sécurité des provinces occidentales de l’Empire. On dut plus d’une fois recourir au talent des généraux les plus habiles et les plus consommés dans l’art militaire, tels que le père du grand Théodose[45], pour arrêter ces audacieuses entreprises souvent couronnées de succès.
Les différentes ligues des peuples barbares de la Germanie avaient un caractère défensif en même temps qu’offensif. Les tribus, les nations de même race, de même famille, qui se groupaient ainsi, cherchaient moins à attaquer Rome qu’à se mettre en état de repousser victorieusement les ennemis dont elles étaient menacées à l’intérieur. La guerre, dans l’antiquité, se faisait d’une manière impitoyable : le vaincu, chassé par le vainqueur, dépossédé du sol qu’il occupait, se voyait contraint d’aller à la recherche d’une nouvelle patrie, de conquérir à son tour une autre place au soleil[46]. L’Allemagne, par sa position géographique, s’est trouvée le principal passage des nations d’Orient en Occident et du Nord au Midi dans ces grandes migrations qui ont duré plusieurs siècles et joué un si grand rôle dans l’histoire du monde. Ce mouvement incessant des populations à travers la Germanie avait pour effet de pousser les Barbares sur la frontière romaine par une force fatale et irrésistible, comme les flots d’une mer agitée qui se pressent les uns les autres et viennent sans cesse battre le rivage. L’arrivée de nouveaux conquérants sur les bords de la Baltique amena l’émigration en masse des Cimbres et des Teutons ; refoulés jusqu’au Rhin et au Danube, ils se heurtèrent contre l’Empire. Nous avons un témoignage certain de la nécessité qui leur était imposée et des dispositions qu’ils apportaient. Avant de déclarer la guerre, ils envoyèrent une ambassade à Papirius Carbon[47] pour demander la paix et l’alliance des Romains, promettant de se mettre au service de Rome, si on leur accordait, à titre de solde, des terres et un établissement dans l’Empire. Le refus de ces conditions les obligea à recourir aux armes, afin d’obtenir par la force ce qu’on ne voulait pas leur donner de plein gré. Succomber ou se frayer un chemin par la victoire, telle était la destinée de ces peuples exilés et sans asile. C’est ainsi que, sous le règne de Néron, les Ampsivariens, chassés par les Cauces de leurs anciennes demeures, implorèrent le secours et la protection de l’empereur ; ils demandaient humblement qu’on leur permît de s’établir sur les rives du Rhin, au nord de la Lippe ; repoussés par les Romains avec lesquels ils n’étaient point en état de se mesurer, repoussés par leurs voisins, ils finirent, après d’inutiles efforts et de longues pérégrinations, par trouver la mort sur une terre étrangère où on refusait de les laisser vivre[48]. Le grand mouvement des Quades et des Marcomans, de toutes les tribus allémaniques sur le Danube, au Ier siècle de notre ère, correspond au passage de la Vistule par les Goths et à leur marche victorieuse à travers la Germanie orientale. Au IIIe siècle, la ligue des peuples gothiques se forma pour résister à de nouvelles nations qui arrivaient à leur tour du fond de l’Orient et qui n’étaient elles-mêmes que l’avant-garde d’autres nations.
Au IVe siècle les invasions n’ont pas changé de nature ni de caractère, elles sont ce qu’elles étaient déjà dans les siècles précédents : Rome continue à lutter contre les différentes peuplades qui menacent ses frontières, et ce sont toujours les mêmes ennemis : les Allamans, les Francs, les Saxons sur le Rhin et les côtes de l’Océan ; les Sarmates, les Quades, les Goths, sur le Danube, auxquels se joignent les Bourguignons (Burgundii)[49] et quelques autres peuples qui n’avaient eu jusqu’alors aucun rapport avec elle. Souvent victorieuse, elle repoussait généralement ces attaques et maintenait l’intégrité de son territoire ; parfois même, elle envahissait à son tour le pays des Barbares, transportant chez eux le théâtre de la guerre, pillant, dévastant, incendiant leurs villages, comme ils pillaient et incendiaient les campagnes romaines. Il n’y avait que des trêves plus ou moins longues, jamais de paix véritable. Rome comprenait que pour assurer son repos il aurait fallu anéantir les Barbares et, désespérant d’arriver à ce résultat, elle cherchait du moins à leur faire le plus de mal possible, à les réduire à l’impuissance par une guerre de détail et d’extermination où ses forces s’épuisaient plus encore que celles des Germains.
[38] Lehuërou, Inst. mérov., l. I, c. VII. — Ptolémée, Germania.
[39] Cluvier, Germania antiqua, l. III, c. XXVII.
[40] Ammien, L XXVI, c. IV. Ibid., l. XXVII, c. VIII.
[41] Ammien, l. XXVIII, c. V.
[42] Eumène, Panégyrique de Constance, c. XII. — Ibid., c. VII.
[43] Ammien, l. XXX, c. VII.
[44] Zosime, l. III, c. VI.
[45] Ammien, l. XXVI, c. VIII.
[46] Gaupp., Erster abschnitt, c. VIII. (Verfahren der Germanen.).
[47] Florus, l. III, c. IV. — Ozanam, Les Germains, c. VI.
[48] Gaupp., Erst. abschn. — Tacite, Ann., l. XIII, c. LV, LVI.
[49] Ammien, l. XXVIII, c. V. Orose, l. VII, c. XXXII.
À suivre...