ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre II. Les dédititii
Les barbares soumis comme les colons ; 2° à la loi du recrutement militaire.
Le second caractère distinctif du colonat au IVe siècle, caractère non moins important que le précédent, est l’obligation du service militaire. L’armée romaine, qui avait fait la conquête du monde, devait sa force et sa supériorité à la manière dont elle était organisée. La légion, type primordial de cette armée, se composait exclusivement de citoyens romains. De même que, dans le principe, le citoyen seul payait l’impôt (stipendium) et concourait aux charges de l’État, de même, nul ne pouvait servir la république, combattre dans les rangs des légionnaires, s’il n’appartenait à cette classe privilégiée, seule admise à l’exercice des droits politiques et qui seule semblait offrir des garanties suffisantes pour la défense de la patrie[44]. Telle était l’admiration des Romains pour l’organisation de la légion que Végèce a pu lui attribuer une origine surnaturelle et la regarder comme d’institution divine[45]. Cette organisation, si sage, si merveilleuse, subsista longtemps. Les changements successifs et nécessaires apportés par le temps et les circonstances dans le nombre des légions, dans le chiffre de leur effectif, ne portèrent point atteinte au principe fondamental sur lequel elle reposait[46].
Ce fut plus tard seulement, sous l’Empire et en pleine décadence, que le relâchement des mœurs amena le relâchement de la discipline. On vit alors toutes les classes de la société déserter les légions. Dans les classes supérieures, les sénateurs, les grands propriétaires, les premiers citoyens, n’étant plus rattachés à l’État par les mêmes liens, cherchèrent les moyens de se soustraire à une obligation qu’on regardait autrefois comme un honneur, mais qui était tombée dans une sorte de mépris. Les armes pesantes du légionnaire, les exercices, les travaux, les rudes fatigues auxquelles, il était soumis, répugnaient à leur mollesse ; ils préféraient entrer dans les corps auxiliaires où la discipline était moins sévère, le service moins pénible[47]. Dans les classes inférieures, plusieurs allaient jusqu’à se mutiler volontairement en se coupant les pouces afin de se rendre impropres au maniement des armes et d’échapper ainsi à la loi de la conscription : on les désignait par l’épithète flétrissante de murci [48]. Ce fut une première cause d’infériorité pour les légions dont le recrutement devint très difficile et qui durent ouvrir leurs rangs presque uniquement aux prolétaires ou aux étrangers. L’introduction de l’élément étranger et barbare dans une proportion d’abord minime, mais toujours croissante, marque un pas décisif dans cette voie de transformation.
Au IVe siècle, en effet, une loi nouvelle change les conditions du service militaire en faisant de la conscription un impôt dont fut grevée la propriété foncière. Les propriétaires (possessores), au lieu d’être enrôlés eux-mêmes dans l’aimée active et de payer personnellement leur dette à la patrie commune, étaient tenus de fournir un certain nombre de recrues (tironum prœbitio) d’après leur cens territorial (jugatio)[49]. Ces recrues étaient naturellement prises parmi les cultivateurs établis sur leurs domaines et dans la classe des colons, car les esclaves ne pouvaient porter les armes, que dans des circonstances exceptionnelles, dans le cas de levées extraordinaires et en masse, pour conjurer un danger imminent (tumultuarius miles), et la liberté devenait alors la récompense de leurs services[50]. Le même système s’est pratiqué en Russie jusqu’à nos jours* : les seigneurs russes, ayant à fournir des soldats, les prenaient parmi leurs serfs attachés à la glèbe comme les colons romains[51].
Le maître, intéressé à garder ses meilleurs colons, ceux qui lui étaient le plus utiles et dont les qualités lui promettaient les plus grands avantages, choisissait de préférence les hommes tarés, les lâches, les paresseux (ignavos, ineptos), tous ceux que leurs défauts physiques ou leurs vices rendaient impropres à la vie laborieuse des champs, et les légions se trouvaient ainsi peuplées du rebut des campagnes[52]. La faveur et la corruption qui s’exerçaient à cette époque sous toutes les formes, à tous les degrés de la hiérarchie sociale, permettaient d’éluder facilement les prescriptions de la loi ; les agents du pouvoir chargés de contrôler le recrutement se prêtaient volontiers à la fraude pourvu qu’on les payât bien. Végèce[53] ne cesse de déplorer ces abus si fréquents et qui devaient nécessairement aboutir à la ruine de toute discipline, à la perte irréparable des anciennes traditions et de cet esprit militaire qui excitait encore l’enthousiasme de l’historien Josèphe au temps de la guerre des Juifs[54].
Les frais d’entretien et d’équipement étaient à la charge du propriétaire. Le privilège, seule garantie contre les exactions et l’avidité insatiable du fisc, ne tarda pas à être invoqué pour modifier encore le caractère de la nouvelle loi. Les sénateurs demandèrent et obtinrent la faveur de se racheter de l’impôt du service militaire moyennant une somme d’argent payée au trésor et fixée tantôt à trente-six, tantôt à vingt-cinq sous d’or pour chaque recrue[55]. L’État, par cette concession qui se généralisa et devint facultative pour tous les propriétaires[56], avait moins en vue l’avantage des particuliers que l’éventualité d’un bénéfice à réaliser sur les soldats qu’il enrôlait lui-même, pour son compte, à de meilleures conditions, mais qui dès lors n’étaient plus que de simples mercenaires attirés par l’appât du gain. Cet impôt est appelé dans le Code Théodosien aurum tironicum, aurum temonarium, à cause de sa destination et la faculté de se racheter ainsi du service militaire (auri tironici adœratio). C’était quelque chose d’analogue à nos bureaux de remplacement pour la conscription* (advenarum coemptio juniorum). Les petits propriétaires formaient des espèces d’associations (conjunctiones), se réunissaient pour la prestation des recrues ou le paiement de l’impôt ; et le principe de la solidarité, alors universellement appliqué, se retrouve là comme ailleurs. Chacun des associés (consortes, socii) fournissait à tour de rôle un soldat ou payait la somme d’argent équivalente, sauf à se faire rembourser par ses coassociés leur part afférente[57]. L’association, dont le but est ordinairement de protéger l’individu, devenait ainsi pour l’État un moyen d’atteindre tout le monde sans distinction, de frapper le plus petit propriétaire comme le plus grand.
Le septième livre du Code Théodosien, dont un titre entier est consacré aux lois sur la conscription (de tironibus), nous permet de suivre pas à pas le législateur sur cette pente fatale où il était entraîné par les événements et les nécessités du moment. Presque toutes les constitutions impériales relatives à cette question si importante du recrutement des armées sont de la dernière partie du IVe siècle. Ces constitutions, que nous appellerions des décrets et qui avaient force de loi, étaient adressées par les empereurs au préfet du prétoire dans les attributions duquel rentrait tout ce qui n’était pas du ressort purement militaire des maîtres de la milice[58].
[44] Végèce, De Re militari. — Juste Lipse, De Militia Romana.
[45] Végèce, De Re militari, l. II, c. XXI.
[46] Beck. et Marq., III, 2. (Das Militärwesen.)
[47] Végète, De Re militari, l. II, c. III.
[48] Ammien, l. XV, c. XII. (Voir le commentaire de Wagner sur ce passage, t. II, p. 170.)
[49] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 7. — Juste Lipse, De Milit. Rom., l. I, dial. 9.
[50] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 16.
[51] Guizot, Hist. de la civilisation en France, t. III, 7e leçon.
[52] Juste Lipse, op. cit.
[53] Végèce, l. I, c. VII.
[54] Josèphe, De Bello Judaico, l. III, c. V. — Végèce, De Re militari.
[55] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 7. — Ibid., VII, tit. 13, l. 13 — Le sou d’or valait environ 13 francs : 36 sous d’or équivalaient à 470 francs et 25 sous d’or à 325 francs environ de notre monnaie.
[56] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 7.
[57] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 7.
[58] Cod. Théod., VII, tit. 13, De tironibus.
* L'ouvrage date de la fin du XIXè siècle