ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre III. Les Fœderati.
Les Goths.
Les Goths, qui se trouvaient en contact perpétuel avec l’Empire, depuis leur établissement sur les bords du Danube, ne tardèrent pas eux aussi à entrer dans l’alliance romaine. Sans prendre à la lettre les paroles de leur historien Jornandès, dont le témoignage peut à bon droit être suspecté comme partial en ce qui les concerne, il est hors de doute que, dès le début du règne de Constantin, ils furent appelés à grossir les forces militaires de Rome dans une proportion notable et qui augmenta encore sous ses successeurs[26]. Leur alliance fut recherchée comme l’avait été celle des Francs et d’autres Barbares occidentaux ; on dut, pour les attirer, leur faire les mêmes avantages.
Constantin, ainsi qu’on l’a remarqué, aimait les Barbares auxquels il ressemblait par certains côtés de son génie et de son caractère ; il s’appuya sur eux dans ses luttes contre ses compétiteurs au trône. Ne lui a-t-on pas reproché d’avoir été le premier à revêtir un Barbare de la pourpre consulaire ? Il accepta d’autant plus volontiers le concours régulier et permanent des Goths, qu’il s’était vu obligé de rappeler à l’intérieur une partie des légions cantonnées sur les frontières. Il fallait absolument recourir aux étrangers pour suppléer au défaut de troupes romaines et assurer ainsi la défense des provinces limitrophes sans cesse exposées aux attaques des Barbares. Les Goths s’étaient rendus redoutables par leurs incursions dans la Thrace, la Dacie et la Mésie ; vaincus plusieurs fois par les empereurs qui les avaient combattus en personne, ils n’avaient pas cessé de menacer la frontière romaine. Constantin traita avec eux : ce traité lui valut un renfort de quarante mille soldats dont il avait le plus grand besoin et qui pouvaient lui rendre d’éminents services. A partir de cette époque, les Goths, nous dit Jornandès, prirent et gardèrent le nom de fédérés[27].
Ce furent ces mêmes Goths Fœderati qui, appelés par l’usurpateur Procope, lui prêtèrent le secours de leurs armes dans sa révolte contre l’empereur Valens. Le texte d’Ammien Marcellin ne laisse aucun doute sur ce point : gens amica Romanis fœderibusque ingenuæ pacis obstricta. Ils s’étaient engagés à fournir un contingent de troupes auxiliaires, et ce contingent était précisément celui qui fut envoyé à Procope, sur sa demande, comme au prince véritable et légitime. Les Goths firent valoir les conventions établies entre eux et les Romains, et alléguèrent une lettre de Procope dont la parenté avec la famille de Constantin les avait trompés[28].
Le grand mouvement qui suivit dans la Germanie l’arrivée des Huns en Europe marque une époque importante pour l’histoire des Barbares engagés au service de l’Empire et établis à ce titre sur le sol des provinces romaines. Les Wisigoths ou Goths de l’ouest, une des trois grandes branches de la confédération des Goths, se virent menacés dans leur existence et leur liberté. Le vaste empire qu’avait fondé Hermanrich fut détruit ; Hermanrich lui-même se donna la mort pour ne pas survivre à sa puissance ; son successeur ne fut pas plus heureux et ne put arrêter les progrès des Tartares[29]. Il arriva alors ce qui arrivait presque toujours dans ces migrations de peuplades entières dont l’histoire de la Germanie fournit tant d’exemples. Les Goths se divisèrent ; les uns se rendirent avec les nouveaux vainqueurs, d’autres furent détruits, d’autres enfin, obligés de quitter leurs demeures pour échapper à la ruine ou à la servitude, allèrent chercher une nouvelle patrie, un sol plus hospitalier. Tandis que les Thervinges qui avaient à leur tête Athanaric, se réfugièrent dans les défilés des Carpathes, d’où ils chassèrent les Sarmates Iazyges[30], le gros de la nation jeta les yeux du côté du Danube, sur la rive méridionale, où les vastes et fertiles plaines de la Thrace leur promettaient une existence facile et un abri d’autant plus sûr qu’ils seraient alors, séparés des Huns par le large lit du fleuve très rapide et très profond dans cette partie de son cours[31]. Ils arrivèrent donc sur les bords du Danube, sous la conduite d’Alavivus et de Fritigern[32]. Pour le franchir et passer la frontière romaine, sans déclaration de guerre, il fallait l’autorisation de l’empereur. Une ambassade fut envoyée à Valens pour demander humblement qu’on voulût bien les admettre ; ils promettaient de vivre en paix et de fournir au besoin des troupes auxiliaires, ce qui revient à dire que leur condition devait être celle des fédérés[33].
Il faut lire dans Ammien le récit vraiment dramatique de cet événement. L’empereur et sa cour éprouvèrent un sentiment de joie plutôt que de crainte. N’était-ce point un bonheur inespéré de voir arriver de ces contrées lointaines tant de nouveaux soldats ? Par la réunion de ces forces étrangères aux forces romaines n’obtiendrait-on pas une armée invincible ? Les Barbares ne sollicitaient que des concessions de terre et ne demandaient point d’argent. Valens ne pouvait laisser échapper une pareille occasion. Il s’empressa de la saisir et accueillit favorablement la supplication des Goths. Le passage du Danube s’effectua dans des barques que le gouvernement romain mit à leur disposition et sous la surveillance des officiers impériaux, qui avaient reçu l’ordre de veiller à la loyale exécution du traité. Il dura plusieurs jours et plusieurs nuits[34]. Eunape, dans les fragments de son histoire qui nous ont été conservés, évalue à deux cent mille les hommes en état de porter les armes qui passèrent ainsi sur le territoire romain, sans compter les femmes et les enfants[35]. Ammien, empruntant une métaphore à Virgile, les compare aux grains de sable du désert[36]. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on vit alors pour la première fois des nations entières, avec leurs chefs, faire leur entrée dans les provinces, et y camper jusqu’à ce qu’on leur eût assigné des cantonnements définitifs (subigendos agros)[37]. Ce spectacle produisit une grande impression sur les contemporains et les inquiétudes que devait inspirer une telle invasion, malgré son caractère pacifique, ne tardèrent pas à se justifier. Les ordres de l’empereur furent mal exécutés, le désarmement des Barbares ne se fit qu’à demi ; les généraux romains, exploitant les horreurs d’une famine inévitable, se livrèrent à un odieux trafic et vendirent à des prix exorbitants les aliments de première nécessité qu’ils étaient tenus de fournir d’après les conventions[38].
Ces hordes étrangères auxquelles on avait eu l’imprudence d’ouvrir les portes de l’Empire, unies dans un sentiment commun d’indignation, devinrent les ennemies acharnées de la puissance romaine, qu’elles avaient promis de défendre. Fritigern, Alathée, Safrach, tous les principaux chefs des Goths, se liguèrent pour tirer vengeance de l’insigne mauvaise foi dont ils avaient été victimes. La Dacie riveraine, la Mésie, la Thrace, furent parcourues en tous sens par des bandes dévastatrices qui brûlaient les villages, incendiaient les maisons de campagne, emmenaient en captivité les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards, comme aux plus mauvais jours des invasions. Les villes seules étaient préservées à cause de leurs murailles que les Barbares, inhabiles dans l’art des sièges, respectaient (pacem sibi esse cum parietibus), selon l’expression pittoresque et caractéristique de Fritigern[39]. Valens reconnut la faute qu’il avait commise ; il essaya d’arrêter le torrent, de fermer aux nouveaux peuples qui se pressaient sur les rives du Danube l’entrée des provinces, en leur refusant la permission accordée à leurs devanciers, mais il était trop tard. Il fallut subir toutes les conséquences d’une politique imprévoyante, faible et lâche, qui ne reculait devant aucun expédient[40]. Les Goths voyaient leurs rangs se grossir tous les jours d’une multitude innombrable. Les habitants des provinces venaient se joindre à eux pour échapper à la tyrannie du fisc, et les mineurs de la Thrace leur servirent eux-mêmes de guides jusque sous les murs d’Andrinople[41]. La bataille d’Andrinople (9 août 378), fut une éclatante victoire pour les Barbares et une immense défaite pour les Romains, moins encore à cause du désastre matériel et de la fin tragique de l’empereur Valens, que par l’effet moral qu’elle produisit[42]. Le désastre de Cannes, rappelé dans cette circonstance par Ammien, comme le seul comparable à celui d’Andrinople, n’avait porté à la puissance de Rome qu’un coup passager et dont elle se releva bien vite ; cette fois, l’Empire se vit frappé au cœur et la blessure fut mortelle. A partir de ce jour, les Barbares se trouvèrent les véritables maîtres de la situation, et, comme le dit le chroniqueur Jornandès[43], toute sécurité disparut pour les Romains. Vingt et un ans seulement séparaient la défaite et la mort de Valens du triomphe de Julien à Argentoratum (357-378) et les rôles étaient changés : les vainqueurs étaient devenus les vaincus ; la substitution des Barbares à l’Empire ne pouvait plus être qu’une question de temps.
Théodose, appelé par le choix de Gratien à recueillir la succession de Valens et à réparer les malheurs de son règne, s’acquitta avec succès d’une tâche aussi difficile, mais, malgré son génie et ses brillantes qualités militaires, s’il obtint la soumission des Barbares et put retarder la chute de l’Empire, ce fut moins par la force des armes que par les nouvelles avances qu’il leur fit et les faveurs dont il les combla[44]. Il renouvela l’alliance conclue par ses prédécesseurs entre les Goths et les Romains, la rendit plus étroite, plus avantageuse pour les premiers, afin de s’assurer par là un appui dont il ne pouvait se passer et qu’il fallait maintenir à tout prix. C’était comme une reconnaissance officielle des faits accomplis. Par ce nouveau traité les Goths acceptaient la souveraineté de Rome et étaient incorporés dans les armées romaines pour y servir au même rang et au même titre que les soldats de la milice régulière ; on leur confiait la garde de la frontière du Danube, exposée aux perpétuelles attaques des Barbares. En retour, ils devaient jouir de tous les privilèges attachés à leur condition de fédérés, comme sous Constantin, c’est-à-dire conserver leur organisation propre, tout en faisant partie de l’Empire, et ne relever directement que de l’Empereur ou des maîtres de la milice, sans être subordonnés aux lois civiles et aux magistrats romains des provinces où ils se trouvaient établis[45]. Théodose crut si bien pouvoir compter sur le dévouement et la fidélité des Goths fédérés, qu’il emmena avec lui un corps de vingt mille Barbares contre le rhéteur Eugène élevé à la pourpre après le meurtre de Gratien.
[26] Jornandès, De reb. Get., c. VII.
[27] Jornandès, De reb. Get., c. VII.
[28] Gibbon, t. V, c. XXV. — Ammien, l. XXVII, c. V. — Cf. Zosime, l. IV, c. X.
[29] Ammien, l. XXXI, c. III.
[30] Ammien, l. XXXI, c. III. — Opitz, p. 32.
[31] Ammien, l. XXXI, c. III.
[32] Ammien, l. XXXI, c. IV.
[33] Zumpt, p. 32. — Ammien, l. XXXI, c. IV.
[34] Ammien, I. XXXI, c. IV. — Cf. Jornandès, De reb. Get., c. VIII.
[35] Eunape, fragm., De legat., p. 48.
[36] Ammien, l. XXXI, c. IV.
[37] Ammien, l. XXXI, c. IV.
[38] Eunape, fragm., De legat., p. 48. — Ammien, l. XXVI, c. IV.
[39] Ammien, l. XXXI, c. V. — Ibid., l. XXXI, c. VI.
[40] Ammien, l. XXXI, c. IV.
[41] Ammien, l. XXXI, c. VI.
[42] Comparez pour la description de la bataille d’Andrinople : Ammien, l. XXXI, c. XIII ; Zosime, l. IV, c. XXIV ; Jornandès, De reb. Get., c. VIII.
[43] Jornandès, De reb. Get., c. VIII.
[44] Jornandès, De reb. Get., c. VIII-IX.
[45] Jornandès, De reb. Get., c. IX.