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21 septembre 2013 6 21 /09 /septembre /2013 09:13

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS AU IVè SIÈCLE DANS L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE VI. — LES GENTILES.

 

Ressemblance de leur condition avec celle des Læti.

 

Les Gentiles ne forment pas, à proprement parler, une classe spéciale de Barbares, établis dans l’Empire. Leur condition était analogue à celle des Læti avec lesquels on les a souvent confondus, mais à tort, car ils en différaient par le nom, par leur origine, par la date de leur admission, par les lieux mêmes qui leur avaient été assignés pour cantonnements[1].

On a coutume de désigner sous le nom de gentils (Gentiles, Έθνικοί) les nations demeurées païennes par opposition aux chrétiens et aux juifs. Cette distinction se retrouve dans tous les livres du Nouveau Testament et dans la plupart des auteurs latins du IVe siècle, après la conversion des Romains au christianisme. Les Barbâtes idolâtres étaient compris dans cette dénomination générale de gentes qui s’appliquait à tous les peuples placés en dehors du monde romain[2].

Mais il y avait, en outre, à la même époque, certains corps de Barbares, enrôlés au service de l’Empire et qu’on appelait les Gentiles. Parmi ces Gentiles, dont la milice faisait le caractère distinctif et commun[3], figuraient ceux que la Notitia mentionne après les Læti, ayant à leur tête des Præfecti ou Præpositi sous le commandement supérieur du maître de la milice[4]. Ce sont les plus nombreux et les plus importants, quoique inférieurs en dignité. Il importe de bien déterminer leurs rapports avec les Læti et de marquer les différences par lesquelles ils s’en séparaient.

Comme les Læti, les Gentiles formaient des colonies militaires et agricoles sur le territoire romain. On leur faisait des concessions de terres aux mêmes conditions, c’est-à-dire moyennant l’obligation du service militaire pour eux et leurs descendants. C’était une nouvelle pépinière de soldats pour là défense de l’Empire et principalement des frontières, car la plupart des terres qui leurs étaient ainsi concédées étaient des terres vacantes, du domaine de l’État, des terres limitrophes, terræ limitaneæ, comme celles des Læti et des vétérans. Nous en avons la preuve certaine par un texte de loi du Code Théodosien qui nous a été conservé et que nous avons déjà cité à propos des Læti et des terres létiques[5]. C’est un rescrit des empereurs Honorius et Théodose le Jeune au vicarius Africæ nommé Gaudentius : le rescrit est des premières années du Ve siècle, de l’an 409 ; il s’agit des terrains voisins de la frontière, réservés aux Gentiles, à cause du soin et de l’entretien des remparts, charge qui demeurait attachée à la  possession de ces terrains. Le législateur insiste sur la nécessité de mettre ordre à certains empiétements, de restituer partout les terrains usurpés à leurs seuls légitimes possesseurs, aux Gentiles, ou à défaut des Gentiles, aux vétérans.

Les Gentiles rentraient dans la classe des soldats de la frontière, limitanei milites, dernier degré de la milice. Leurs Præfecti avaient les mêmes attributions, le même caractère que les Præfecti Lœtorum ; on peut ajouter avec Böcking[6] que leurs droits et leurs privilèges devaient être les mêmes, qu’ils étaient régis au moins civilement, par les lois de leur propre nationalité, puisqu’en cas d’appel seulement les causes jugées par leurs préfets étaient déférées aux tribunaux des magistrats romains pourvus d’une délégation directe de l’empereur[7]. La place même qu’ils occupent dans la Notitia à côté des Læti, l’équivalence parfaite de la dignité de leurs chefs respectifs, le rapprochement de leurs garnisons situées parfois dans une même contrée, dans la même province, tout semble les assimiler les uns aux autres. Trompés par ces analogies incontestables et qui ne pouvaient échapper à personne, un grand nombre d’auteurs ont cru n’avoir aucune distinction à établir entre les Læti et les Gentiles, représentant une seule et même institution sous deux noms différents. Telle est l’opinion de Gaupp qui ne voit dans l’expression Gentiles que le terme générique latin appliqué à tous les Barbares colonisés et dont une espèce, species, s’appelait particulièrement les Læti[8]. Rambach énonce la même idée dans sa dissertation De Lœtis que nous avons déjà citée plusieurs fois[9].

 

 

[1] Böcking, II, De Gentilibus, p. 1080-1093.

[2] Maffei, Ver illust., I, p. 205, in-fol.

[3] Du Cange, Gloss., Gentiles. — Rambach, De Lœtis, p. 24.

[4] Böcking, II, p. 119-122.

[5] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1, De terris limitaneis.

[6] Böcking, De Gentilibus, p. 1086.

[7] Cod. Théod., XI, tit. 30, loi 62, De appellationibus.

[8] Gaupp, Fünfter Abschnitt., p. 169-170.

[9] Rambach, De Lœtis, p. 24.

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14 septembre 2013 6 14 /09 /septembre /2013 09:21

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS AU IVè SIÈCLE DANS L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE V. — LES TERRES LÉTIQUES ET LES COLONIES MILITAIRES MODERNES.

 


Rapprochement entre les colonies militaires des Romains et les colonies militaires modernes : 2° la Russie méridionale, 3° les Arabes de Tell.

 

 

Les colonies militaires de la Russie méridionale sont une imitation des régiments-frontières ; elles leur ressemblent beaucoup[41]. Là, comme en Autriche, les éléments furent divers et pour la plupart étrangers : des Serbes, des Valaques, des Moldaves, des Bulgares, qui avaient quitté la Turquie, vinrent demander des terres à la Russie et en obtinrent ; on leur adjoignit des Cosaques, des habitants de l’Ukraine, de la Petite-Russie, des paysans même de l’intérieur de l’Empire. Elles datent du commencement de ce siècle, du règne d’Alexandre Ier et sont l’œuvre du fameux général de Witt. Il y a dans la Russie méridionale vingt régiments colonisés formant cinq divisions ; trois dans le gouvernement de Cherson et deux dans celui de Charkoff. Ce sont des régiments de cavalerie et non d’infanterie. Cette première différence avec les régiments frontières n’est pas la seule. Les terres de chaque régiment sont divisées en deux parties, l’une donnée aux habitants, l’autre réservée à la couronne et cultivée à son profit. L’unité adoptée dans la distribution des terres fut le travail d’une charrue ; une charrue peut être possédée en commun par deux familles n’ayant pas chacune un nombre de bestiaux suffisant pour l’exploitation. À chaque charrue correspond une maison d’une forme et d’une grandeur déterminée, ce qui donne à la colonie un aspect d’uniformité complète. Des villages entiers ont été construits et formés de la sorte. Chaque possesseur d’une charrue doit loger et nourrir un soldat, donner à la couronne, pour les travaux publics et la culture des terres du domaine réservé, deux journées de travail par semaine ; c’est le seul impôt direct ou indirect. La jeunesse mâle de la population est destinée au recrutement du régiment, qui reste constamment cantonné dans le pays en temps de paix. Le gouvernement, l’administration, les écoles, les tribunaux sont exclusivement militaires ; toutes les fonctions, même civiles, sont remplies par des officiers, comme dans les Confins.

L’organisation des bureaux arabes dans le territoire militaire algérien du Tell n’est que l’application du système des colonies militaires[42]. Là aussi la propriété est immobilisée et l’individu placé sous la tutelle de l’autorité militaire seule chargée de la haute surveillance et de tous les détails de l’administration. Chaque cercle est commandé par un officier de l’armée, assisté d’un conseil composé en partie d’indigènes[43]. Cet officier fait appliquer la loi musulmane par les khadis[44], veille à la culture des terres, à la sécurité et à l’entretien des routes en même temps qu’à la défense de la frontière contre les tribus rebelles ou non soumises. La religion et l’instruction publique rentrent dans ses attributions comme la police, la justice et les finances. Des concessions de terrains sont0150.jpg faites aux indigènes à la condition de les cultiver et de servir dans les troupes auxiliaires sous le commandement des chefs des bureaux arabes[45]. Ces communautés arabes (douars-communes)[46] sont destinées, comme les colonies autrichiennes et russes, comme autrefois les colonies romaines, à fournir des cultivateurs et surtout des soldats[47] ; elles conservent leurs moeurs, leurs lois, leurs institutions, leur religion ; seules elles ont la propriété du sol, propriété collective (arch) et non individuelle[48]. La propriété individuelle ou privée (melk)[49] n’existe que chez les Kabyles, anciens habitants de l’Afrique septentrionale refoulés par l’invasion musulmane[50]. À cette première différence avec le système romain où les concessions faites aux Barbares étaient personnelles s’en joint une seconde, non moins importante : les Arabes en Algérie sont colonisés dans leur propre pays, sur le territoire même qu’ils occupaient avant la conquête française. Là comme ailleurs les résultats de cette organisation, trop exclusivement militaire et condamnée à périr, n’ont pas été plus favorables pour les indigènes que pour les colons européens.

[41] Le duc de Raguse, Voyages, t. I, p. 195-225.

[42] H. Verne, La France en Algérie, Paris, Douniol, 1869.

[43] H. Verne, p. 10-12.

[44] H. Verne, p. 11. Les khadis sont les juges musulmans.

[45] H. Verne, p. 11.

[46] H. Verne, p. 23.

[47] H. Verne, p. 34.

[48] H. Verne, p. 24.

[49] H. Verne, p. 23.

[50] H. Verne, p. 30. — Les Kabyles, par le baron Henri Aucapitaine.

 

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7 septembre 2013 6 07 /09 /septembre /2013 09:08

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS AU IVè SIÈCLE DANS L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE V. — LES TERRES LÉTIQUES ET LES COLONIES MILITAIRES MODERNES.

 

Rapprochement entre les colonies militaires des Romains et les colonies militaires modernes : 1° les Confins militaires de l’Autriche

 

 

Le système des colonies militaires n’est pas exclusivement propre aux Romains ; il a été adopté par certains peuples de l’Europe moderne, notamment par l’Autriche et la Russie ; les régiments-frontières de la Hongrie, de la Croatie et de la Slavonie, les colonies militaires de la Russie méridionale sur les bords de la mer Noire, offrent plus d’une analogie avec les Læti de l’Empire*. Le maréchal Marmont, duc de Raguse, nommé après la paix de Vienne, en 1809, gouverneur général des provinces illyriennes, avait été chargé par Napoléon de lui présenter un mémoire sur les régiments-frontières ; ce mémoire a été publié plus tard dans la Revue rétrospective[34]. En outre, il nous a laissé dans ses Voyages[35], le meilleur sans contredit et le moins connu de ses ouvrages, une appréciation fort remarquable de ces établissements militaires qu’il avait visités dans le plus grand détail, et que sa compétence en ces matières lui permettait de juger avec une autorité incontestable. D’éminents publicistes de nos jours, des voyageurs et des écrivains français nous ont aussi transmis de curieux renseignements sur l’Autriche orientale, sur l’organisation des Confins militaires[36].

Les confins militaires (die Militärgränze) s’étendent sur une partie de la frontière turque, en Croatie, en Slavonie et en Hongrie. Ils ont été organisés pour repousser les invasions périodiques des Turcs absolument comme les colonies militaires des Romains avaient été créées sous l’Empire pour repousser les invasions périodiques des Barbares de la Germanie. Ils sont nés des efforts continus que firent les commandants autrichiens pour garnir et défendre la frontière, pour opposer aux incursions musulmanes un rempart vivant, une population de soldats et de laboureurs comme celle que Rome avait établie sur la frontière du Rhin et du Danube. Ce fut après la paix de Carlowitz (1699), en vertu de laquelle la frontière austro-turque se trouva déterminée d’une manière fixe, que les Confins militaires prirent une organisation sérieuse et durable. Le prince Eugène de Savoie jeta les bases au système et le maréchal Lascy le porta plus tard à la perfection qu’il devait atteindre. Les longues guerres entre la Hongrie et la Turquie, les dévastations qui en avaient été la conséquence inévitable, avaient réduit la population voisine des frontières à une extrême misère : ce n’était partout, comme aux derniers temps de l’Empire, que villages pillés et incendiés. Les habitants dépossédés, ruinés, exposés à tous les maux de l’invasion, se voyaient contraints d’abandonner les terres même les plus fertiles et de fuir vers l’intérieur pour échapper à la mort ou à l’esclavage : le sol ainsi abandonné se couvrait de broussailles. Pour rendre à l’agriculture ces terres vacantes et en friche, il fallait repeupler le pays, attirer une nouvelle population attachée au sol par la jouissance qui lui en serait donnée, et chargée de le défendre par l’obligation du service militaire. Rome avait compris tout le parti qu’on pouvait tirer d’un pareil système ; elle l’avait appliqué aux vétérans et aux Læti ; l’Autriche fit de même. Les éléments de cette population semi-agricole, semi-militaire, se trouvaient tout préparés : les chrétiens soumis à la Porte avaient émigré en grand nombre pendant le XVe siècle ; des Serbes (les Haidouks), des Albanais (les Clémentins), avaient formé près de Peterwardin une agglomération de plusieurs milliers d’hommes ; on était assuré de leur fidélité, tandis que Rome n’avait pas toujours pu compter sur celle des Barbares.

Le Gränzer (miles limitaneus), ou soldat des Confins, doit à l’État le service militaire en retour du lot de terre qui lui a été concédé et dont le revenu lui est abandonné. Ce service est obligatoire non seulement pour lui, mais pour ses fils, c’est-à-dire héréditaire comme chez les Romains, où le fils du vétéran était soldat par sa naissance. Le Gränzer ne peut sortir de sa famille sans permission ; s’il cherche à se soustraire à l’obligation qui pèse sur lui, il est appréhendé au corps comme vagabond et reconduit dans la maison à laquelle il appartient ; s’il s’échappe une seconde fois, il est puni de la prison ou du fouet. Il lui est formellement interdit de se racheter ou de se faire remplacer ; dès l’âge de vingt ans, si aucune infirmité ne le rend impropre au service, il appartient à l’armée des Confins. La seule différence avec le système romain, c’est que le fils du vétéran ou du Lète était réputé capable de porter les armes à dix-huit ans. Le Gränzer qui se sent fait pour les travaux de l’esprit et non pour manier le soc de la charrue et le fusil n’a qu’un seul moyen d’échapper au servage militaire : c’était déjà celui auquel recouraient les Romains du Bas-Empire : il faut qu’il entre dans les ordres. Le Gränzer, comme le vétéran, jouit de certains privilèges attachés à sa condition ; ces privilèges lui ont été accordés par différents décrets royaux correspondant aux constitutions des empereurs ; il est exempt de l’impôt foncier et de la plupart des contributions indirectes, immunis, mais il doit se nourrir et s’équiper à ses frais.

L’organisation des régiments-frontières, de ces colonies de soldats laboureurs, leur donne un caractère tout à fait à part. La propriété y est collective et non individuelle : elle se trouve répartie entre des associations (Haus communion), dans la langue administrative des Confins. Ces groupes de familles, ces sociétés existaient déjà chez les Slaves méridionaux, Croates ou Serbes, sous la dénomination de zadrouga. L’Autriche n’a eu qu’à transporter sur son territoire militaire cette constitution de la famille et de la propriété particulière aux Slaves et singulièrement appropriée à ses desseins. Les anciens Germains, nous l’avons vu[37], avaient une constitution analogue : les communautés, Gemeinden, possédaient le sol collectivement et le répartissaient entre les différents membres de la communauté pour un temps déterminé ; les Romains, en les transplantant sur le sol de l’Empire, durent aussi tenir compte de cette organisation et l’utiliser. Le bien de fondation (Stammgut) qui forme le véritable avoir patrimonial de chaque famille, sa dotation héréditaire, est inaliénable ; il ne peut être ni diminué ni partagé, comme les castellorum loca ; il comprend une certaine étendue de terres arables[38] ; en cas d’extinction d’une famille, l’exploitation du lot qu’elle possède passe à une autre famille, à la condition de fournir un même nombre de soldats. Les biens excédants  seuls (das Ueberland) peuvent être vendus moyennant une autorisation facile à obtenir.

L’autorité a le droit et le devoir de veiller à ce qu’aucun des biens de fondation ne soit inculte. Le propriétaire d’une terre demeurée inculte pendant trois ans après les assolements d’usage reçoit un avertissement ; après cet avertissement, on lui accorde un délai, et, le délai passé, il est déclaré déchu de son droit et le terrain est attribué gratuitement à une autre famille. En aucun cas, les habitants des provinces limitrophes ne peuvent prétendre à la possession du Stammgut, non plus que les citoyens des villes situées dans les Confins et qui n’en font point partie, bien qu’enveloppées de tous côtés par le territoire d’un régiment[39]. Chez les Romains, les provinciales ne pouvaient pas non plus posséder les terres létiques à cause de l’obligation du service militaire qui s’y trouvait attachée, et les villes, placées au milieu de ces terres concédées aux Barbares, demeuraient toujours sous l’autorité immédiate de l’empereur.

Le chef de la famille, désigné par l’âge ou l’élection, l’administre : c’est un véritable patriarche muni de pleins pouvoirs, mais obligé chaque année de rendre des comptes. La caisse de famille, la caisse commune, lui est confiée ; il pourvoit aux besoins de tous, fait cultiver les terres et habille les soldats qu’il fournit à sa compagnie. Il est assisté dans ses fonctions par sa femme ou une autre femme élue maîtresse de la maison. À la fin de l’année, il est chargé du partage des produits nets entre tous les membres de la communauté. Chacun reçoit une part égale, à l’exception du chef de famille et de la maîtresse de la maison qui en reçoivent deux. Telle est la loi organique des Confins.
Tout ce qui concerne l’administration supérieure et la justice est aux mains des officiers, le but principal de l’institution étant le maintien de l’esprit militaire et le recrutement de l’armée. Le corps des officiers d’économie chargé de l’administration offre les meilleures garanties de capacité, car on les prend parmi ceux qui ont le plus d’intelligence et ils se forment spécialement à cette carrière. Ils exercent la haute surveillance sur la colonie, donnent les ordres, font tous les rapports et correspondent avec le colonel de chaque régiment. La justice civile est rendue par un tribunal de première instance appelé session : ce tribunal est présidé par le lieutenant d’économie assisté d’un sergent-major, de deux sergents, de deux caporaux et de deux chefs de famille de la compagnie ; il se réunit une fois par semaine : c’est une sorte de justice de paix. Les affaires plus importantes sont portées devant un tribunal d’appel, composé de trois auditeurs, gens de loi, mais ayant un titre et un costume militaires : chaque auditeur est assisté de deux officiers. La justice correctionnelle se rend différemment suivant que l’accusé est enrôlé ou non enrôlé. Celui qui est enrôlé est déféré aux tribunaux militaires ordinaires : les autres, ainsi que les femmes, sont soumis à la session. Pour les affaires criminelles, elles sont portées au régiment, devant un tribunal composé d’un chef de bataillon, président, d’un auditeur, de deux capitaines, de deux sergents-majors, de deux sergents, de deux caporaux et de deux soldats. Le jugement n’est exécutoire qu’après l’approbation du colonel qui lui-même ne peut jamais présider.

La condition des terres dans les Confins militaires ressemble beaucoup à celle des terres létiques[40]. Avant 1848, elles étaient attribuées au Gränzer à titre de bénéfice, de fief perpétuel et irrévocable contre l’obligation du service militaire. Les colons avaient le domaine utile, tandis que l’empereur conservait le domaine direct. En 1850 une nouvelle ordonnance déclara que le gouvernement abandonnait en pleine et entière propriété (als wahres, beständiges Eigenthum) les terres dont ils n’avaient eu que l’usufruit (Nutzeigenthumsverhältniss). Les terres des Confins, exemptes de l’impôt foncier, immunes, sont imposées en journées de prestation. Ces prestations servent à l’entretien des chaussées, des magasins de réserve, des corps de garde de la frontière établis à une courte distance l’un de l’autre et désignés sous le nom de cordon militaire, aux réparations qu’exigent les maisons des officiers et des employés publics, absolument comme les terres létiques étaient soumises à l’entretien des routes, des travaux de défense, des forts et du grand rempart. Le territoire de chaque régiment est cadastré ; il existe dans chaque régiment un tableau de toutes les terres avec leur classement : le nom de chaque famille est enregistré à côté des terres qu’elle possède ainsi que le nombre de journées de prestation qu’elle doit.

Le recensement de 1857 donnait pour les Confins une population d’un million d’âmes fournissant une armée de soixante mille hommes, répartis en quatorze régiments d’infanterie de quatre bataillons chacun. Il y avait deux groupes : le groupe occidental comprenant les quatre districts militaires de Slavonie, de Warasdin, de Banat, de Karlstadt, sur la rive droite du Danube, le long de la Save et de ses affluents, composé des Serbes et des Croates : le groupe oriental comprenant le banat de Temeswar en Transylvanie, sur la rive gauche, composé des Magyars et des Valaques. Cette zone militaire forme une bande de terrain dont la longueur était de seize cent quatre vingt et un kilomètres sur une largeur moyenne d’environ vingt-neuf, car la ligne qui forme la limite entre l’Autriche et la Turquie est une ligne toute conventionnelle appelé la frontière sèche. La dissolution du corps des zeklers, gardiens de la frontière transylvanienne, a réduit cette longueur. Aujourd’hui l’invasion musulmane ne menace plus ni l’Autriche, ni l’Europe* ; les patrouilles qui circulent le long de la frontière ne jouent guère que le rôle de rondes de douane. L’armée des Confins, n’étant plus chargée spécialement de la surveillance des frontières méridionales, fait partie intégrante des forces militaires de l’empire et est appelée à prendre part à toutes les guerres, même en pays étrangers. Les Læti, au IVe siècle, nous l’avons remarqué, n’étaient pas non plus exclusivement attachés à la défense des terres létiques ou frontières ; ils servaient à recruter les différents corps des armées romaines. Le Gränzer, envoyé hors de la circonscription de sa compagnie, reçoit une solde et l’État pourvoit à son entretien. La durée de son service actif est de douze années après lesquelles il entre dans la réserve.

L’organisation des Confins militaires de l’Autriche, tant admirée par le duc de Raguse, a sans doute l’immense avantage d’assurer, avec une population relativement peu considérable, le recrutement d’une armée nombreuse et qui ne coûte presque rien, mais il faut reconnaître qu’elle immobilise la propriété comme l’individu et que par là elle porte une grave atteinte au libre développement, au progrès intellectuel et moral d’un peuple. Il peut y avoir dans les Confins un bien être matériel plus grand qu’ailleurs et en quelque sorte garanti par l’État, mais cette organisation ne satisfait point d’autres besoins plus élevés et non moins impérieux de la nature humaine dans toute société arrivée à un certain degré de civilisation elle sacrifie l’individu à l’État ; en cela elle est despotique. L’esprit monarchique et militaire peut seule favoriser la création de pareille institutions, que nous retrouvons en même temps dans la Rome des Césars, dans le vieil empire germanique et dans les pays placés sous la domination de l’autocrate de Russie. Aussi les régiments-frontières tendent-ils à disparaître comme une institution surannée et contraire à l’esprit de notre temps*.

* L'ouvrage est paru en 1873

 

 

[34] Le duc de Raguse, Mémoires sur les régiments-frontières, Revue rétrospective, 2° série, t. I.

[35] Voyages du duc de Raguse en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, etc., t. I, p. 82-103, 5 vol. in-8°, Paris, 1837.

[36] Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1861, L’Autriche orientale, par M. S. René Taillandier. — Ibid., 1er nov. 1869, Les Confins militaires de l’Autriche, par M. Georges Perrot. — Utiésénovic, Die Militärgränze und die Verfassung, eine Studie über den Ursprung und das Wesen der Militärgränz Institution und die Stellung derselben zur Landesverfassung, Vienne, 1861. — Hassel, Erdbeschreibung des österr. Kaiserthurns, Vinar., 1819, in-8°.

[37] Waitz, Deutsche Verfassungs Geschichte, Bd. I, c. II. Ackerbau und Grundbesitz, — Tacite, Germania, c. XXVI.

[38] L’étendue des parts varie suivant les cercles. Chacun comprend toujours joch (arpent) pour maison, cour et jardin, et un nombre de jochs ou terres arables suffisant pour nourrir une famille.

[39] Gränitz, Rechte, loi des Confins, 1704. — Kantonsystem, système des cantons, 1785. — Gränzgrundgesetz, loi foncière des Confins, 1807.

[40] La loi foncière de 1850 suit pas à pas la loi foncière de 1807.

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25 août 2013 7 25 /08 /août /2013 12:09

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS AU IVè SIÈCLE DANS L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE V. — LES TERRES LÉTIQUES ET LES COLONIES MILITAIRES MODERNES.

 


Les bénéfices romains et les bénéfices mérovingiens.

 

 

On désignait chez les Romains sous le nom de bénéfices, beneficia, les terres du domaine public ainsi concédées par les empereurs. Il y avait dans chaque province un registre des bénéfices, liber beneficiorum, où étaient inscrites ces donations ; un bureau spécial, primiscrinium beneficiorum, était chargé de cette partie de l’administration, et placé sous la direction du trésorier général du fisc[25]. On a comparé les bénéfices romains aux bénéfices accordés par les premiers rois de France à leurs leudes ou fidèles, aux fiefs du régime féodal[26]. Cette comparaison est-elle bien juste ? Le caractère essentiel du fief, feodum, était sans doute l’obligation du service militaire ; la transmission héréditaire était reconnue à la condition de porter les armes et de remplir avec loyauté les engagements du contrat, mais là se borne la ressemblance[27]. Le possesseur du fief a un maître, un seigneur de qui il tient son fief et qui peut exiger de lui tous les services attachés à la vassalité, services essentiellement personnels ; le lien qui unit le donataire et le donateur est un lien de dépendance individuelle. Il en était tout autrement des bénéfices militaires concédés par les empereurs[28]. Les obligations du bénéficier étaient contractées en vue de l’Empire, aucune en vue de la personne de l’empereur ; le bénéfice romain entraînait l’obligation de servir l’État ; la terre létique, comme la terre du vétéran était la solde d’un service public. Il y a là une différence profonde et radicale.

On est allé plus loin ; on a prétendu trouver dans les bénéfices de l’Empire l’origine véritable des bénéfices mérovingiens. Le bénéfice mérovingien, d’où le fief est sorti plus tard, est une concession de terre faite en tous lieux et à toutes personnes par des seigneurs ou de simples propriétaires aussi bien que par le roi, en vue d’obtenir pour eux une assistance et des services de toute espèce. Cette définition que nous empruntons à M. Guérard[29], parce qu’elle nous semble vraie et complète, nous éloigne déjà beaucoup du bénéfice romain qui n’imposait que le service militaire. Le bénéfice mérovingien était viager, et non héréditaire[30], la concession devait être renouvelée ou confirmée à chaque mutation de propriétaire ou de seigneur, tandis que, chez les Romains, une fois accomplie, elle était perpétuelle et définitive. Il y a tout lieu de croire que le bénéfice est un produit de la Germanie, surtout quand on considère les rapports frappants qui existent entre cette institution et les habitudes des Barbares avant leur transplantation sur le sol de la Gaule[31]. L’union du chef et du guerrier germain n’était-elle pas déjà personnelle ? N’était-elle pas ordinairement temporaire ? Ne reposait-elle pas sur des obligations et des devoirs réciproques ? La terre patrimoniale seule (sors barbarica, proprium, terra salica), était héréditaire et se transmettait du père aux enfants ; elle devint plus tard l’alleu, allodium. Après la conquête, les rois durent accorder à leurs compagnons une portion des terres qui étaient tombées en leur pouvoir, absolument comme ils partageaient avec eux le butin[32]. Ces terres dont la possession était soumise à certaines conditions furent les bénéfices. Le mot latin beneficium, qui existait pour désigner les terres militaires concédées par les empereurs, fut adopté par les Barbares déjà familiarisés avec la langue et les institutions de Rome. Cette coïncidence ne suffit point pour autoriser à confondre le bénéfice mérovingien avec le bénéfice romain et à lui attribuer une origine romaine. Ce n’est pas du reste la première fois qu’on retrouve ainsi, chez des peuples plus étrangers les uns aux autres que les Germains ne l’étaient aux Romains, des institutions en apparence de la même famille, mais nées spontanément dans différents siècles et sans aucun lien de parenté[33].

 

 

[25] Hyginus, De limitibus, p. 193. — Ibid., p. 301. — Godefroi, Cod. Théod., XI, tit. 20, Paratitlon. — Böcking, I, p. 44 ; II, p 54.

[26] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit. Læticæ terræ appellantur quorum ratione Leti obnoxii erant servitio militari : unde haud insulse opinantur viri doctissimi feudorum inde apud nos fluxisse originem, vel certe servitii militaris.

[27] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit. Feudum proprietas rei alicujus etiam ad heredes transitura, retentis solummodo clientela et superiori dominio, cum quibusdam servitiis maxime militaribus, ex pacto statutis.

[28] Lehuërou, Instit. Mérovingiennes, liv. II, c. III, p. 370-371. — Roth., Beneficial- wesen, Viertes Buch, c. IV, p. 416-417 ; p. 436.

[29] Guérard, Polyp. d’Irm, 1re part., p. 505-506.

[30] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit., Beneficium. Beneficium prædium concessum alicui sub annua præstatione et ad vitam tantum utendum.

[31] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit., Feudorum originem a moribus Francorum rectius repetendam existimat Alteserra, De Origine et statu feudorum, pro moribus, lib. I, c. I.

[32] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit., Franci rerum potiti in Gallia, prædia divisere Ducibus et Milltibus idque beneficiario jure, sub lege fidei et servitii. — Lehuërou, Hist. Mérov., liv. II, c. III.

[33] Guérard, Polyp. d’Irm. — La milice feudataire ou bénéficiaire des Timariotes chez les Turcs (militia beneficiaria) offre un curieux exemple de ces analogies.

Les Timariotes, sorte de milice feudataire ou bénéficiaire chez les Turcs, et ainsi nommés des Timares, partages ou divisions établies par Soliman le Magnifique, sont, avec les Zaïms, des propriétaires ou plutôt des usufruitiers de terres concédées dans les différentes provinces de l’empire turc par le sultan, seul véritable propriétaire du sol. Les Timariotes ou vassaux du sultan constituent une noblesse attachée à la culture du sol et destinée en même temps au recrutement de l’armée. Le service militaire est leur principale obligation ; ils fournissent un contingent proportionnel aux revenus de la terre qu’ils tiennent de la munificence du souverain. Le Timariote le moins puissant fournit un seul soldat ; le plus opulent en amène quatre. Le plus pauvre Zaïmite en met quatre sur pied, le plus riche jusqu’à dix. Ces enrôlés sont généralement pris parmi leurs serviteurs ou leurs esclaves, de même que les recrues fournies par les propriétaires romains au IVe siècle étaient des colons. Les fiefs des Timariotes sont donnés à titre précaire et demeurent révocables, bien que parfois ils se transmettent d’une génération à l’autre et deviennent ainsi héréditaires par faveur, sinon en droit.

Leibnitz donne de curieux détails sur les Timariotes dans son fameux projet d’expédition d’Égypte (Consilium Ægyptiacum) présenté à Louis XIV. Il évalue cette milice à plus de cent mille combattants et nous apprend qu’elle se composait de la réserve de l’armée turque, de l’arrière-ban, pospolitia, russenia, en Pologne et en Russie, par opposition à la milice permanente et soldée des janissaires et des spahis, militia stipendiaria.

Le manuscrit original de Leibnitz était demeuré inédit dans la bibliothèque de Hanovre jusqu’à notre temps où il a été retrouvé et publié.

Klopp. — Ausgabe der Leibniz’chen Werke. — Hanovre. 1764, second volume.

Blumstengel. — Leibnitz’s Ægyptischen Plan. eine historich Kritische Monographie, Leipzig, 1869.

De expeditione Ægyptiaca regi Franciæ proponenda, Leibnitii justa dissertatio, ch. XXX (Zaimis et Timariotis), dans le cinquième volume des Œuvres complètes de Leibnitz, publiées par M. Foucher de Careil, Paris, Firmin Didot frères, fils et Cie., 1864.


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29 juin 2013 6 29 /06 /juin /2013 08:14

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS AU IVè SIÈCLE DANS L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE V. — LES TERRES LÉTIQUES ET LES COLONIES MILITAIRES MODERNES.

 


Condition des terres létiques identique à celle des terræ limitaneæ.

 

 

À la question des Læti se rattache celle des terres létiques. Qu’était-ce que les terres létiques ? D’après quelles règles les distribuait-on ? À quelles charges se trouvaient-elles soumises ? Avaient-elles quelque rapport avec les bénéfices du moyen âge ?


Les terres létiques étaient des terres vacantes et en friche, généralement voisines de la frontière et appelées aussi pour cela terræ limitaneæ. Elles avaient été abandonnées par leurs anciens possesseurs, obligés de fuir devant l’invasion, et rentraient ainsi dans le domaine de l’État. Le territoire limitrophe avait été de tout temps réservé comme faisant partie de l’ager publicus, et le gouvernement avait le droit d’en disposer de manière à. assurer la défense des frontières. Cette propriété n’était qu’une propriété précaire ; il en est à peu près de même aujourd’hui pour les bâtiments et les terrains situés dans l’enceinte des fortifications des places de guerre. Le plus grand nombre des terres létiques appartenait à la Gaule[1], plus exposée que toutes les autres provinces aux fréquentes dévastations des Germains. Elles étaient surtout répandues dans le nord et dans l’est (per diversa dispersorum Belgicæ primæ) : s’il y en avait dans l’ouest, en Bretagne et en Normandie, c’était pour repousser les pirateries des Saxons qui infestaient alors les côtes de l’Océan. Il n’est pas nécessaire d’insister sur la ressemblance parfaite qui existait entre ces terres et celles des vétérans. On a donc pu appeler les terres létiques des terres militaires[2], à cause de leur caractère essentiel et distinctif. Le mode de concession ne différait pas non plus de celui qui était usité pour les colonies de vétérans.


Les assignations de terres, assignationes et divisiones agrorum, ont joué un rôle important dans l’histoire du peuple romain ; on les retrouve à toutes les époques, soit de la République, soit de l’Empire ; ‘les nombreuses annexions des territoires conquis au domaine public, les confiscations, les déshérences, fournissaient à l’État le moyen de multiplier ces sortes de concessions ; le mot colonie lui-même, colonia, désignait une ville dont le territoire avait été partagé et assigné[3]. Les partages se faisaient d’après certaines règles fixes et déterminées, les lots parfaitement symétriques comprenaient tous un nombre égal d’arpents, jugera. On sait jusqu’à quel point les Romains étaient formalistes. La classe des géomètres, des arpenteurs, agrimensores, chargés du soin de délimiter les terres, jouissait d’un grand crédit ; elle comptait des hommes instruits et remarquables ; les traités qu’ils ont écrit sur ces matières nous ont été conservés dans un recueil intitulé : Rei agrariæ auctores[4]. Ce recueil nous montre le soin qu’on apportait dans les opérations de partage. Le nombre d’arpents dont se composait chaque lot variait suivant la nature du terrain et la fertilité du sol, suivant la dignité et les états de service du concessionnaire[5]. On trouve mentionné tantôt le chiffre de deux arpents, bina jugera, ou deux cents arpents pour une centurie (compagnie de cent hommes), tantôt celui de sept, de dix, de vingt, de quarante arpents. Un lot de terre parfois était donné à plusieurs en commun[6] ; c’est ainsi qu’en Algérie on attribue un certain nombre d’hectares de terrain aux communautés arabes. L’arpent, unité de surface, jugerum, mesurait vingt-cinq ares environ et correspondait à ce qu’une paire de boeufs attelés à une charrue peut labourer en un jour. On compte plus de quarante espèces de colonies, d’après les différents modes d’assignation et les différentes mesures employées pour la composition des lots[7]. Les colonies avaient toujours été le boulevard de l’Empire, propugnacula imperii, en même temps qu’elles servaient à surveiller les ennemis comme les alliés du peuple romain ; c’est l’expression même dont se sert Cicéron[8].

Le pouvoir d’établir ou de fonder des colonies appartint successivement aux rois, au sénat, au peuple, aux empereurs dont la personne était l’incarnation vivante de la majesté souveraine du peuple[9] ; de même qu’autrefois il avait fallu un sénatus-consulte ou un plébiscite pour autoriser une assignation régulière des territoires concédés, de même, sous les Césars, il fallut un ordre du prince, une autorisation impériale, imperialis annotatio, pour que la distribution faite par les censitores fût légale[10]. Nous avons sur ce point un rescrit des empereurs Arcadius et Honorius, de la fin du IVe siècle. Il s’agit des terres létiques et de la manière dont elles devaient être concédées. De nombreux abus s’étaient glissés dans la répartition de ces terres ; il y avait eu des empiétements, des fraudes dont les principales et les defensores, magistrats des cités, s’étaient faits les complices : il est question d’inspecteurs chargés de vérifier les titres et les droits de chacun, d’exercer un contrôle sérieux sur la répartition des censitores. Le rescrit est daté de Milan et adressé à Messala, préfet du prétoire. Le préfet du prétoire, nous l’avons déjà dit, en vertu de la constitution établie par Constantin, centralisait dans ses mains toutes les affaires civiles, comme nos préfets actuels. Les différents types des assignations, formæ, gravés sur des tablettes d’airain, étaient placés dans le cabinet du prince, sanctuarium Cæsaris, avec les registres des partages, divisionum commentarii, sorte de cadastre général auquel, on recourait en cas de contestation[11].

La première charge qui pesait sur les terres létiques était l’obligation du service militaire, militandi onus, attachée à la possession même de ces terres, comme à celle des terres accordées aux vétérans[12]. Aussi ne pouvaient-elles jamais passer à de simples particuliers[13] ; en cas de déshérence ou d’abandon ; elles retournaient nécessairement à un Lète ou à un vétéran. C’est pour la même raison qu’elles se transmettaient de mâle en mâle à l’exclusion des femmes ; celui qui renonçait au service militaire ou cherchait à y échapper renonçait par le fait même à la possession de la terre létique. Cette obligation générale n’était pas la seule : elle entraînait avec elle toutes les conséquences de la vie247 militaire chez les Romains. Le Lète prêtait serment comme le légionnaire et le vétéran ; il était corvéable, c’est-à-dire obligé de prendre la pelle et la pioche pour travailler aux terrassements et aux fortifications élevées sur toute la ligne des frontières (propter curam, munitionemque limitis atque fossati)[14]. Le limes était une frontière artificielle et non naturelle, par opposition à la mer, aux fleuves, aux montagnes, aux espaces déserts ; c’étaient des travaux d’arts (χειροποιητά), comme le grand rempart, les digues, les chaussées, dont on retrouve aujourd’hui presque partout les vestiges, de petits camps fortifiés, entourés d’une enceinte en briques ou en terre, avec un système de tours, turres perpetuæ[15]. On les désignait sous les noms de castra, castella, burgi ; on s’en servait, soit pour observer les mouvements de l’ennemi, soit pour le repousser, soit enfin pour enfermer les approvisionnements nécessaires aux armées. Les Burgarii formaient une population spéciale, attachée au sol et condamnée à y vivre de père en fils[16]. Chaque castellum était entouré d’un territoire imprescriptible qu’on appelait castellorum loca[17]. La garnison établie dans ces castella depuis un temps immémorial était une population exclusivement militaire : les peines les plus sévères avaient été édictées contre celui qui, n’étant pas soldat, castellanus miles, occuperait ou retiendrait ces territoires : il devait être puni de mort et ses biens confisqués[18]. Il ressort cependant d’un texte de loi relatif aux terres limitrophes que de simples citoyens (privati) pouvaient par tolérance prétendre à la possession de ces terres, pourvu qu’ils s’engageassent à remplir les obligations qui y étaient attachées et parmi lesquelles ligure au premier rang l’entretien du retranchement ainsi que du fossé[19]. Ce droit de possession n’était du reste qu’un droit de jouissance et non de propriété absolue[20].

Les terres létiques, grevées des mêmes servitudes que les terres des vétérans, avaient les mêmes droits. En leur qualité de terres publiques elles rentraient dans la catégorie des terres privilégiées, et, comme telles, étaient exemptes de l’impôt, immunes. N’y aurait-il pas eu injustice à exiger l’impôt en argent de ceux qui payaient déjà l’impôt du sang ? Le contrat même de l’engagement des Loti reposait sur une reconnaissance formelle de la jouissance pleine et entière des terres létiques en échange du service militaire qui leur était imposé[21]. La sollicitude des empereurs pour l’armée, et en particulier pour les soldats chargés de la défense des frontières, se manifeste à plusieurs reprises dans le recueil des Novelles de Théodose[22]. Nous y voyons la recommandation expresse adressée au préfet du prétoire et au maître de la milice de respecter et de faire respecter les droits des soldats. Aucune taxe vexatoire ne devait être levée sur eux : les injustes détenteurs des terres létiques ne pouvaient jamais invoquer la prescription contre leurs légitimes possesseurs. Le droit d’immunité, immunitas, de franchise absolue, avait toujours existé en faveur des agri limitanei. Il n’y avait qu’un seul cas où le privilège de l’exemption disparaissait, c’était celui d’un besoin pressant de l’État, d’une superindiction, superindictio, à laquelle le prince croyait devoir recourir pour faire face aux nécessités du trésor, et alors on taxait en raison directe du nombre d’années écoulées depuis la concession[23]. Perreciot tombe dans une grave erreur lorsqu’il définit les terres létiques des terres soumises à l’impôt (terræ censuales), et les assimile aux mainmortes du moyen âge dont le cens est le trait distinctif[24]. Les terres létiques, au contraire, nous l’avons suffisamment démontré, ne payaient aucune redevance.

 

 

[1] Perreciot, t. I, liv. IV. p. 348. — Böcking, p. 119-120.

[2] Rambach, De Lœtis, p. 31.

[3] Wilelmi Gœsii antiquitatum agrariarum liber singularis, c. VI.

[4] Rei agrariæ auctores, édit. Goës. 1 vol. in-4°, Amsterdam, 1674. — Römische Feldmesser. 2 vol. in-8°, Berlin, 1848-1852.

[5] Siculus Flaccus, De conditionibus agrorum, p. 17 et suiv.

[6] Siculus Flaccus, De conditionibus agrorum, p. 17 et suiv.

[7] Siculus Flaccus, De conditionibus agrorum, p. 17 et suiv.

[8] Goesius, Antiquit. agrar. lib. sing., p. 39.

[9] Goës, Antiq. agrar. lib. sing., p. 15-20. — Aggeni Urbici in Julium Frontinum commentarium, édit. Goës. (Rei agrariæ auct.), p. 50.

[10] Cod. Théod., XIII, De censitoribus, tit. 11, loi 9.

[11] Siculus Flaccus, De condition. agrorum, édit. Goës, p. 16.

[12] Rambach, De Lœtis, p. 31.

[13] Rambach, De Lœtis, p. 31.

[14] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1. — Godefroi, Cod. Théod, VII, De terris limitaneis. Paratitlon.

[15] Godefroi, Cod. Théod, VII, De terris limitaneis. Paratitlon. — Le comte de Marsigli, Danubius pannonicomysicus observationibus geographicis, astronomicis, hydrographicis, historicis, physicis perlustratus, passim, 6 vol. in-fol., La Haye, 1726.

[16] Godefroi, Cod. Théod., VII, De terris limitaneis, Paratitlon.

[17] Godefroi, Cod. Théod., VII, De terris limitaneis, Paratitlon.

[18] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 2.

[19] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1. — Rambach, De Lœtis, p. 32.

[20] Godefroi, Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1.

[21] Rambach, De Lœtis, p. 34. — Legum novellarum divi Theodosiani, lib. I, tit. 31.

[22] Leg. Novell. div. Theodos., lib. I, tit. 31.

[23] Lehuërou, Institutions mérovingiennes, liv. XI, c. VII, p. 437. — Cod. Théod., XI, tit. 20, loi 4.

[24] Perreciot, t. I, liv. V, c. I, p. 353.

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22 juin 2013 6 22 /06 /juin /2013 08:24

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

Chapitre IV - Les Læti.

 


Condition des Læti : 3° leurs droits, 4° leurs Præfecti. — Les Læti et les Lidi du Moyen Âge.

 

Les Læti formaient des corps spéciaux ; toutefois il paraît que dans certaines circonstances on les enrôlait parmi les légionnaires pour combler les vides faits soit par la guerre civile, soit par la guerre étrangère. Ammien nous dit quelque part qu’Arbétion avait reçu l’ordre de prendre les devants avec les lancearii et les mattiarii, qui faisaient partie des légions palatines, tandis que Gomoarius et les Læti occuperaient le défilé appelé Succorum angustiæ, dans le mont Hémus ou les Balkans modernes[55]. Ce simple rapprochement ne suffit pas, ainsi que le remarque Böcking, pour justifier l’hypothèse de l’admission habituelle des Læti dans les légions[56]. En tous cas, si les Læti pouvaient être mêlés aux légions ou à d’autres corps tels que les Gentiles et les Scutarii[57], c’était plutôt une exception que la règle et l’on n’en trouverait d’exemples que dans une époque relativement postérieure.

Les Læti n’étaient pas seulement des soldats, milites ; un second caractère qui leur est propre était celui de colons (γεωργοί). Ils recevaient de l’empereur, comme les vétérans, des terres à titre de solde ou de récompense et devaient les cultiver en même temps qu’ils étaient chargés de les défendre[58]. On leur en abandonnait le revenu et dès lors ils étaient intéressés à les faire fructifier comme à les protéger contre les incursions étrangères. Sous ce rapport la condition des Læti se rapprochait de celle des Barbares transplantés comme colons, mais elle s’en séparait par une différence notable. Ces derniers cultivaient eux-mêmes le sol, soit pour le compte de l’État, soit pour un maître sur le domaine duquel ils se trouvaient établis, tandis que les Læti n’étaient retenus que par un simple engagement volontaire, avaient eux-mêmes la propriété du sol qui leur avait été concédé, n’étaient soumis ni à la capitation, ni à aucune redevance, ni aux ordres d’un maître et avaient le droit de faire cultiver leurs terres par des esclaves non imposés, droit qu’ils partageaient avec le fisc et les vétérans[59]. Aussi ne peut-on admettre complètement l’opinion de Böcking qui les assimile aux colons attachés à la glèbe[60]. Soldats en temps de guerre, les Læti devenaient des laboureurs en temps de paix, et cette institution concourait ainsi avec le colonat au double but que se proposait la politique impériale, fournir des bras à l’agriculture et des recrues aux armées.

 

Chaque colonie de Læti avait à sa tête un Præfectus ou præpositus qui la commandait[61]. Quel était le caractère de ce chef ? De quelle nature étaient ses attributions ? Nous possédons un texte du Code Théodosien curieux à cet égard[62]. Les empereurs Valentinien, Valens et Gratien, dans un rescrit adressé à Probus, préfet du prétoire, l’an 369, énumèrent les dignités d’un ordre inférieur, moitié civiles, moitié militaires, dont les titulaires ne jouissaient pas des privilèges réservés aux autres officiers de l’armée. Les Præpositi ou Præfecti Lœtorum y figurent à côté des préfets des arsenaux, præpositus fabricæ, et des préfets de la flotte, præpositus classi. Ils sont opposés aux fonctionnaires purement militaires, militaribus palatinisque. Il semble résulter de ce texte que le préfet des Læti devait fournir des répondants avant d’entrer en fonction. Cette opinion, combattue par Godefroi, a été soutenue par Valois avec une certaine vraisemblance, car il n’y a aucune raison pour ne pas appliquer aux Prœposituræ des Læti ce qui se rapporte aux autres Prœposituræ, surtout lorsqu’il s’agit de Barbares avec lesquels Rome aimait à s’entourer de précautions, parce qu’elle n’était jamais complètement sûre de leur fidélité[63]. On arrivait à cet emploi de deux manières, soit par l’élection, ambitu sulfragiisque, soit par les états de service, militiæ labore decurso. Ceux qui avaient passé par les degrés de la milice étaient préférés et seuls admis au bénéfice de l’immunité[64]. Si l’empereur ne les désignait pas lui-même, il est probable0104.JPG qu’il se réservait l’approbation du choix. Les Præfecti Lœtorum étaient-ils des Romains ou des Barbares ? On devait les prendre généralement parmi les Romains, surtout au début de l’institution, mais les noms mêmes de plusieurs de ces chefs de corps prouvent qu’ils n’étaient pas toujours des Romains ; les Germains, illustres par leur naissance, ou qui s’étaient distingués au service de l’Empire, étaient appelés eux aussi à commander leurs compatriotes[65]. Était-ce une fonction civile ou militaire ? Le préfet des Læti n’avait-il, comme le supposent Zumpt et Opitz[66], que l’administration intérieure, tandis qu’à la guerre les Læti auraient été conduits par un autre chef spécial ? Le caractère même attribué par la constitution impériale que nous avons déjà citée à la Prœpositura des Læti contredit cette assertion ; ils ne devaient avoir qu’un seul préfet chargé de l’administration civile de la colonie et du commandement militaire ; l’organisation de ces colonies était surtout une organisation militaire ; leur liberté civile et politique devait être assez limitée ; le code qui les régissait devait être un code militaire ; elles se trouvaient placées sous la basse juridiction de leurs préfets et sous la haute juridiction du maître de la milice[67]. Nous n’avons du reste sur ce point aucune indication précise et nous sommes réduits aux conjectures. Ce qui a pu faire supposer que les Læti avaient un chef pour la paix et un chef pour la guerre, et même qu’il y avait eu deux sortes de Læti, des Læti militaires et des Læti paysans, c’est que parmi les constitutions du Code Théodosien relatives aux Lodi, les unes sont adressées au maître de la milice et les autres au préfet du prétoire des Gaules. Les Lei, nous l’avons vu, avaient un double caractère, celui de soldats et de colons ; comme soldats ils ne relevaient que du maître de la milice, mais comme colons ils rentraient sous la juridiction spéciale du préfet du prétoire chargé de toutes les affaires civiles, du maintien des privilèges et de la distribution des terres[68].

Profondément distincts des Dedititii auxquels Julien les oppose dans sa fameuse lettre à l’empereur Constance[69], les Læti occupent un rang supérieur et ne doivent point être confondus avec les recrues ordinaires fournies par les propriétaires, par les maîtres des colons ; ils sont engagés volontaires ; cet engagement toutefois les lie d’une manière assez étroite, puisqu’ils le prennent non seulement pour eux mais pour leurs descendants et ne peuvent plus le rompre sous peine des mêmes châtiments que ceux qu’on inflige au soldat déserteur : ils contractent des obligations nombreuses en échange des droits qui leur sont accordés et forment une population, semi-agricole, semi-guerrière, sur le territoire de l’Empire, séparée sans doute du reste des habitants par son origine étrangère et son organisation à part dans les cantonnements militaires, mais tellement naturalisée dans les Gaules qu’au bout de quelques générations, Zosime pouvait les appeler un peuple gaulois, έθνος Γαλατκόν[70], ce qu’il n’aurait jamais dit des Fœderati. La condition des Læti, supérieure à celle des Dedititii, était inférieure à celle des Fœderati ; on ne peut les assimiler l’une à l’autre comme l’ont fait plusieurs de nos historiens et de nos jurisconsultes modernes. C’était une classe de Barbares intermédiaire entre les Dedititii et les Fœderati, ou plutôt entre les soldats des frontières limitanei milites, et les nations fédérées, fœderatœ gentes[71]. Il n’y a pas lieu de supposer que le connubium leur fût interdit aussi formellement qu’aux Gentiles. La constitution des empereurs Valentinien et Valens ne devait pas s’appliquer à eux[72]. Sans doute les Romains avaient pour principe de ne pas mêler leur sang à celui des étrangers : ce principe se maintint en dépit des exceptions et contribua à rendre de telles unions peu fréquentes[73] ; mais la pénétration des deux éléments, constante au IVe siècle, dut nécessairement aboutir à des mariages mixtes, ainsi que nous l’avons déjà remarqué à propos des Fœderati.

Les Læti, malgré tous les liens qui les rattachaient à l’Empire et qui en firent de précieux défenseurs pour les frontières de la Gaule, ne cessaient pas de demeurer barbares par leurs habitudes comme par leurs tendances naturelles ; l’amour du pillage et du brigandage qu’on retrouve chez tous les peuples à demi civilisés se réveillait en eux à la moindre occasion. Habiles à saisir le moment favorable avec cette astuce qui a toujours caractérisé leur race, ils profitèrent, l’an 357, des déprédations des Allamans, que Barbation cherchait à enfermer dans les défilés du pays des Rauraques, non loin de Bâle, pour se glisser furtivement entre les deux armées et fondre sur Lyon. Cette grande et populeuse cité, nous dit Ammien[74], qui ne s’attendait point à une pareille attaque, eût été infailliblement la proie des flammes, si l’on ne se fût empressé d’en fermer les portes. Chassés de la ville, ils se répandirent dans les environs, qu’ils dévastèrent. Les déserteurs, les maraudeurs, les infracteurs à la discipline militaire ne manquaient pas parmi les Læti, nous en avons la preuve dans les textes de lois du Code Théodosien, portées contre eux, afin de réprimer ou de prévenir de tels abus[75]. C’est aussi dans nos régiments d’Afrique, composés d’engagés volontaires ou d’indigènes, que les actes de rébellion et d’insubordination se renouvellent le plus souvent malgré la bravoure qui les distingue.

Les Læti ont-ils cessé d’exister avec l’Empire romain, comme le croit Rambach[76], ou ont-ils survécu à la chute de cet Empire pour se perpétuer pendant tout le moyen âge et dans tous les pays occupés par les races germaniques ? Cette dernière opinion est celle de Böcking[77]. La question, réduite à ses véritables termes, revient à dire : les Lètes des Francs, leti, liti, lidi, descendent-ils des anciens Læti de l’Empire[78] ? On ne peut méconnaître l’origine germanique de la condition létique que les Romains modifièrent en la transplantant sur le sol de la Gaule. Les Læti de l’Empire ne relevaient d’aucun maître particulier comme les lidi de l’ancienne Germanie, ou les lidi de la loi salique, mais ifs devenaient en quelque sorte les vassaux de l’empereur, étaient tenus, sinon de lui payer une redevance, du moins de cultiver les terres qui leur étaient concédées et de remplir l’obligation du service militaire comme le vassal à l’égard de son seigneur. Ces analogies auxquelles se joint la communauté évidente du nom ont été parfaitement indiquées par M. Guérard dans son Polyptyque d’Irminon[79], mais elles ne suffisent point à établir un lien de descendance directe. Les Læti étaient des cultivateurs libres, tandis que les Lidi sont des cultivateurs serviles ; les terres concédées aux Læti étaient des terres publiques, tandis que les Lidi recevaient des biens privés. En somme, ce n’est pas dans les anciens corps létiques au service de l’Empire qu’il faut chercher les Lidi de la loi salique[80]. Ces derniers, véritables descendants des colons germains, furent amenés par les Francs suivant l’usage qu’avaient les Barbares de se faire accompagner dans leurs expéditions par leurs familles, et dans la famille étaient compris les serviteurs, les esclaves, comme chez les Romains. Quant aux Læti, Pardessus croit, non sans raison, qu’ils furent admis à reprendre leur franchise originaire, qu’ils s’incorporèrent aux vainqueurs et conservèrent leurs terres létiques en pleine propriété, au même titre que les vainqueurs en acquirent par le partage, fruit de la conquête[81]. Ils ne quittèrent pas les drapeaux de Rome au premier moment où l’armée de Clovis s’avança dans la Gaule, mais il est probable que, se considérant comme libres de leurs engagements, par le résultat du renversement de la puissance romaine, ils ne tardèrent pas à reconnaître l’autorité du roi des Francs.

 

[55] Ammien, lib. XXI, c. XIII.

[56] Böcking, De Lœtis, p. 1070.

[57] Ammien, lib. XX, c. VIII.

[58] Rambach, De Lœtis, p. 31.

[59] Böcking, De Lœtis, p. 1070. — Cf. Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 8 ; Zumpt, p. 28.

[60] Böcking, De Lœtis, p. 1069.

[61] Ibid., II, p. 119 et suiv.

[62] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 10. — Rambach, De Lœtis, p. 30.

[63] Rambach, De Lœtis, p. 30.

[64] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 13.

[65] Böcking, De Lœtis, p. 1068.

[66] Zumpt, p. 62. — Opitz, p. 28.

[67] Sybel, p. 44.

[68] Böcking, De Lœtis, p. 1069-1070, notes. — Sybel, p. 38.

[69] Ammien, lib. XX, c. VIII.

[70] Zosime, lib. II, c. LIV.

[71] Böcking, De Lœtis, p. 1066.

[72] Böcking, De Gentilibus, p. 1087.

[73] Böcking, De Lœtis, p. 1066.

[74] Ammien, lib. XVI, c. XI.

[75] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 12. — Ibid., XIII, tit. 11, loi 9.

[76] Rambach, De Lœtis, p. 35.

[77] Böcking, De Lœtis, p. 1071.

[78] Pardessus, Loi salique, 4e dissert., p. 471-475. — Roth, Beneficialwesen, p. 50-51.

[79] Guérard, Polypt. d’Irm., t. I, p. 275.

[80] Pardessus, loc. cit.

[81] Pardessus, loc. cit.


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15 juin 2013 6 15 /06 /juin /2013 07:57

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

Chapitre IV - Les Læti.

 


Condition des Læti : 1° les Læti colons militaires ; assimilés aux vétérans, 2° leurs obligations.

 

Quelle était la condition des Læti dans l’Empire ? Cette condition, moins connue généralement que celle des Dedititii et des Fœderati, mérite d’être étudiée d’une manière plus particulière. Les Læti étaient avant tout des soldats, milites, comme l’a justement remarqué Rambach[37]. Leur première obligation était le service militaire, (armatæ militiæ obnoxii), obligation héréditaire, qui se transmettait de père en fils, pour eux comme pour les vétérans. Tout fils de Lète devait suivre la condition paternelle et entrer dans les armées romaines dès qu’il avait atteint l’âge prescrit par la loi, c’est-à-dire sa dix-huitième année[38] ; il y était soumis même dans le cas où sa mère seule était d’origine létique[39]. Il ne pouvait pas plus se soustraire à cette obligation que le colon aux charges qui pesaient sur lui par le fait de sa naissance. Le fils d’un Lète qui refusait le service était poursuivi comme déserteur aussi bien que le fils d’un vétéran et ramené de force sous les drapeaux. Le texte de la constitution des empereurs Arcadius et Honorius, datée de l’an 400 et adressée à Stilicon, est formel : Que tout Lète, Allaman, Sarmate, déserteur, ou fils de vétéran ou autre, soumis à la loi du recrutement et destiné à être incorporé dans les légions, reçoive l’éducation et l’instruction militaires[40]. La sévérité du législateur n’admet aucune excuse, aucune dispense (Nulla igitur sit excusationis occasio). L’assimilation est complète ; elle ressort des charges imposées aux Loti comme des droits qui leur sont reconnus. Du Cange, dans son glossaire, fait aussi du service militaire leur caractère distinctif[41]. Les colonies des Læti, destinées comme celles des vétérans à assurer la défense des frontières contre les incursions des ennemis du dehors, étaient de véritables colonies militaires avec cette différence que, au lieu d’être composées de citoyens romains, d’anciens soldats appartenant aux légions, elles étaient formées de Barbares ou d’étrangers appelés à remplacer les provinciales dont le nombre ne suffisait plus pour remplir les cadres des armées. Le Code Théodosien ne renferme que trois ou quatre textes relatifs aux Loti, mais les constitutions impériales sur les vétérans sont beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus explicites, et le rapport certain qui existait entre les uns et les autres autorise à appliquer aux premiers, du moins dans une certaine mesure, ce que nous savons des derniers.

Les vétérans, établis sur les bords du Rhin et du Danube, recevaient des concessions de terres, généralement abandonnées et incultes, qu’on appelait terræ limitaneæ, à cause de leur position voisine de la frontière. C’était, nous dit Godefroi[42], un ancien usage chez les Romains et qui remontait aux derniers temps de la République. Ces terres étaient des territoires ou annexés, c’est-à-dire pris sur l’ennemi, ou occupés par les soldats et dont ils revendiquaient la possession, ou enfin des champs libres et sans propriétaire, désignés sous le nom de terres vacantes, terræ vacantes, et dont le fisc pouvait disposer. Elles leur étaient accordées pour les mettre en culture ; ils en avaient la jouissance et pouvaient la transmettre à leurs enfants, mais seulement à leurs fils et non à leurs filles, à cause de l’obligation du service militaire qui y était attachée. Ils vivaient du produit de ces terres pour lesquelles l’État ne réclamait aucune redevance, parce qu’elles étaient franches de tout impôt et considérées comme une solde, stipendium, les vétérans ainsi colonisés ne cessant pas de faire partie de l’armée active et de consacrer leurs bras à la défense du sol de la patrie. Le gouvernement romain, pour leur faciliter la mise en exploitation, leur faisait l’avance d’une somme d’argent, d’une paire de bœufs et de semences diverses[43]. Ils avaient aussi le droit de faire le négoce afin d’augmenter leurs ressources et pouvaient acquérir de nouvelles terres qui, ne rentrant plus dans la catégorie des terræ limitaneæ, étaient soumises à l’impôt[44].

L’organisation régulière et permanente des colonies militaires de vétérans sur les frontières date certainement des premiers siècles de l’Empire. Elle prit un grand développement au IIIe siècle, au temps d’Alexandre Sévère et de Probus, lorsque les invasions devinrent chroniques et que les barrières naturelles ne suffirent plus à protéger les provinces limitrophes. Lampride, le biographe d’Alexandre Sévère, nous donne quelques détails intéressants sur la fondation de ces colonies, sur leur caractère essentiel et le but que se proposaient les empereurs en les établissant[45]. À cette époque, il y avait encore un territoire romain au-delà du Rhin, territoire plus ou moins étendu suivant la marche et les progrès des légions. C’était ce territoire conquis sur l’ennemi qui devenait la propriété des généraux et des soldats, mais à la condition de le défendre : aussi était-il inaliénable. On pensait que le meilleur moyen d’intéresser les soldats à la défense du territoire était de les en rendre propriétaires. On leur fournissait en outre du bétail et des esclaves pour la culture, de peur que le manque de bras ou le grand âge des colons ne fît abandonner ces champs voisins du pays des Barbares, ce qui eût été un malheur et une honte pour l’Empire. Plus tard, au IVe siècle, les colonies de vétérans ne furent plus établies sur les territoires conquis, mais dans les provinces elles-mêmes ; la frontière avait reculé jusqu’au Rhin ; le Rhin lui-même était souvent franchi par les hordes barbares qui portaient le fer et le feu jusqu’au cœur de la Gaule. Il fallut multiplier les colonies militaires ; on créa, on développa l’institution des Læti destinée à compléter et à renforcer celle des vétérans. Comment pourrait-on douter du rapport étroit et intime qui existait entre ces deux institutions, lorsqu’un rescrit d’Honorius et de Théodose le Jeune, relatif aux terræ limitaneæ, dit formellement que ces terres détenues par de simples particuliers doivent être remises aux Gentiles, ou, à défaut de Gentiles, à des vétérans[46]. Nous verrons dans le chapitre suivant que la condition des Gentiles était analogue à celle des Læti[47].

Les Læti, chargés de la défense des frontières, étaient assimilés aux troupes romaines294.jpg cantonnées sur les bords du Rhin ou du Danube, et désignés sous les noms de limitanei, castellani, ripenses[48]. C’était, nous l’avons vu, le dernier degré de la milice, (deterior militia). Ils étaient soumis à toutes les corvées imposées aux anciens légionnaires, comme la confection et l’entretien des routes, des ponts, des aqueducs, des camps, des retranchements, des digues élevées sur le parcours du fleuve pour protéger le territoire limitrophe contre les incursions de l’ennemi[49]. Telle avait été précédemment la condition des princes ou des chefs barbares tombés au pouvoir des Romains et incorporés dans la milice inférieure par une faveur que ne partageait point encore le reste de la nation[50]. Böcking n’hésite pas à croire, et en cela peut-être va-t-il trop loin, que les châtiments disciplinaires et les peines corporelles infligés aux recrues faites parmi les Dedititii n’étaient pas épargnés aux Læti[51]. Placés dans la Notitia sous le commandement supérieur du maître de la milice de l’infanterie, magister militum præsentalis a parte peditum, ils ne viennent, en effet, qu’au dernier rang dans l’énumération des différents corps dont se composait la milice de l’Empire[52]. Les Præposituræ dans lesquelles rentraient toutes les colonies militaires des Læti étaient des dignités d’un ordre inférieur, minoris laterculi, qui avaient d’abord relevé du questeur, puis passé dans les attributions du maître de la milice. Les Præposituræ ou Præfecturæ Lœtorum ne constituaient qu’une partie de la légion et ne se confondaient point avec elle, ainsi que l’ont cru certains auteurs ; elles s’en distinguaient comme la cohorte, comme le détachement et le corps auxiliaire. Le chiffre de mille ou quinze cents hommes attribué à l’effectif de chaque préfecture des Læti, d’après un texte de Constantin Porphyrogénète[53], doit être exagéré, car la légion elle-même, à partir de Constantin, ne contenait pas un plus grand nombre de soldats[54].

 

 

[37] Rambach, De Lœtis, p. 25. — Roth, Beneficialwesen, Erlangen, 1850. Die Lœti, Zweites Buch, p. 46-50.

[38] Vopiscus, Vit. Probus, c. XVI.

[39] Böcking, II, p. 1064. — Ulpien, V, 8. 24. — Digeste, De statu hom., I, 5. — Gaius, I, 78, 67.

[40] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 12.

[41] Du Cange, Gloss. med. et inf. latinit. Læti.

[42] Godefroi, Cod. Théod., VII, De veteranis.

[43] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 3. — Le follis, monnaie de cuivra pesait le tiers de l’once et représentait la douzième partie de la silique qui était elle-même la vingt-quatrième partie du solidus aureus ou sou d’or. Le sou d’or au IVe siècle valait environ 13 francs, ce qui porterait la valeur du follis à un peu moins de 5 centimes. — V. Becker et Marquardt, III, 2, p. 24. — Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 11. — Roth, Beneficialwesen, p. 50.

[44] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 3. — Ibid., XI, tit. 1, loi 28.

[45] Lampride, Vit. Alex. Severus, c. LVIII. — Cf. Sybel, p. 43-44.

[46] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1.

[47] V. le chapitre VI, De Gentilibus.

[48] Perreciot, t. I, liv. V, 2e part., p. 404.

[49] Perreciot, t. I, liv. V, 2e part., p. 404.

[50] Lampride, Vit. Alex. Severus, c. LVIII.

[51] Böcking, II, De Lœtis, p. 1068. — Eumène, Panég. de Constance, c. IX.

[52] Böcking, p. 119, 122.

[53] Constantin Porphyrogénète, In thematibus. Collection byzantine, Bonn.

[54] Naudet, t. II, 3e part., c. V, p. 157.


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25 mai 2013 6 25 /05 /mai /2013 07:57

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

Chapitre IV - Les Læti.

 

À quelle classe de la population germanique ?

 

On s’est demandé dans quelle classe de la société germaine se recrutaient les Læti, si c’était dans la classe.inférieure ou dans celle des hommes libres, des hommes de guerre. Le rapprochement naturel des Læti et des Lidi, Liti, des lois barbares dont la situation n’était pas sans analogie avec celle des Læti employés au service de Rome, outre la ressemblance frappante des deux noms, a fait supposer que ces émigrés volontaires de la Germanie pourraient bien être d’anciens serviteurs désireux d’échapper à la domination de leurs maîtres, et qui auraient quitté leur patrie pour conquérir, sinon la liberté complète, du moins une indépendance relative[32]. Accueillis favorablement par les Romains, encouragés par des exemples antérieurs, ils se seraient mis au service des empereurs, et la situation particulière qui leur était faite expliquerait la création d’un terme nouveau pour les désigner, terme emprunté à leur langue et à l’état dans lequel ils étaient habitués à vivre. Il ne faut pas attacher trop d’importance aux mots et voir dans les Læti du IVe siècle les continuateurs des Lidi de l’ancienne Allemagne. Il est permis de croire au contraire que les Barbares qui venaient ainsi s’enrôler sous les drapeaux de Rome et changer leur existence nomade contre une vie sédentaire étaient originairement des hommes libres des tribus germaniques. N’étant attachés à aucun chef comme les compagnons, ils consentaient volontiers à suivre la fortune de l’Empire dont le prestige les attirait et qui pouvait payer généreusement leurs services en leur donnant des terres, objet de leur convoitise. Cette opinion du reste a pour elle le témoignage du savant jurisconsulte Pardessus[33] et plusieurs historiens attestent qu’un assez grand nombre des Læti étaient de la tribu Salique, la première entre les tribus des Francs.

À quelle époque de l’histoire apparaissent les Læti ? Quand ce nom fut-il adopté ? Le silence des auteurs anciens sur ce point rend la question difficile à résoudre. Le premier texte où soient mentionnés les Læti remonte à la fin du IIIe siècle ; nous le devons au rhéteur Eumène[34]. Le panégyriste de Constance exalte les victoires des empereurs et se réjouit des heureux résultats qu’elles ont eus pour la Gaule, sa patrie. Les champs déserts se repeuplent ; de vastes plaines demeurées depuis longtemps en friche se couvrent de moissons. Quels sont ces nouveaux habitants, ces nouveaux cultivateurs ? Les Læti rétablis dans leurs premiers cantonnements, lœtus postliminio restitutus ; les Francs admis à faire leur soumission, receptus in leges Francus. Ce texte, si important par sa date, mais malheureusement trop court, a été l’objet de nombreuses discussions qui portent principalement sur le sens qu’il faut donner ici au mot lœtus. Zumpt[35] le prend dans l’acception ordinaire de l’adjectif lœtus et le rapporte au substantif Francus qui suit : lœtus... Francus, ne voyant là qu’une seule et même adoption de Barbares, dans une situation voisine de celle du colonat. Sybel[36], au contraire, s’appuyant sur l’autorité de Pardessus, croit que le passage d’Eumène fait allusion à deux événements simultanés, mais bien distincts ; celui des Læti chassés par des hordes ennemies des terres que l’Empire leur avait concédées et où ils avaient été rétablis, et celui des Francs soumis à l’Empire, qui avaient reçu des terres à cultiver. Évidemment il s’agit de Barbares Læti opposés aux Francs vaincus et établis comme colons, c’est-à-dire dans un état de sujétion plus complète. L’expression postliminio restitutus annonce bien que ce n’était point une condition nouvelle créée par Dioclétien ou Maximien, mais qui existait déjà antérieurement. D’autre part, il est certain qu’elle a été postérieure à celle des colons ou des fédérés ; elle doit être contemporaine de l’époque où les Francs sont entrés en relations suivies avec l’Empire, c’est-à-dire de la seconde moitié du siècle. Avant cette époque nous ne voyons rien qui ressemble à ce que furent plus tard les Læti, et, s’il est reconnu que ces derniers ne descendaient point des anciens habitants des champs Décumates, il est du moins probable que l’abandon de l’ancienne limite transrhénane qui reporta au Rhin la frontière romaine du côté de la Germanie nécessita l’organisation d’une nouvelle population militaire destinée à servir de rempart à l’Empire dans les Gaules. Il est aussi à présumer que parmi les Germains appelés à jouer ce rôle les Francs furent choisis de préférence, ainsi que les Bataves, à cause de leurs qualités guerrières, ce qui expliquerait la mention spéciale de ces deux peuples dans l’énumération des différentes colonies de Læti répandues au IIè et au IIIè siècles sur le sol de notre patrie.

 

[32] Guérard, Polyp. d’Irm., t. I, p. 275.

[33] Pardessus, Loi salique, p. 475.

[34] Eumène, Panég. de Constance, c. XXI.

[35] Zumpt, p. 19-20.

[36] Sybel, p. 32-33. — Pardessus, Loi salique, p. 471.

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18 mai 2013 6 18 /05 /mai /2013 10:05

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE


Chapitre IV - Les Læti.

 

À quelle nationalité appartenaient les Læti ?

 

L’origine des Læti est plus facile à déterminer que le véritable sens du mot par lequel ils sont désignés. Zosime que nous avons déjà cité en fait un peuple de la Gaule, έθνος Γαλατικόν[15]. On ne peut s’arrêter à cette hypothèse contredite par des textes formels. Les Læti n’étaient ni des Romains, ni des Gaulois, mais des Barbares, c’est-à-dire des étrangers, peregrini, admis dans l’Empire. Ammien Marcellin nous le dit expressément dans plusieurs passages ; tantôt ce sont les Loti, Barbares habiles à la rapine, qui se glissent secrètement entre le camp romain et celui des Allamans pour fondre sur Lyon à l’improviste et brûler cette grande cité[16] ; tantôt c’est Julien qui, proclamé Auguste par son armée, écrit de Paris à l’empereur Constance et promet de lui envoyer un corps de Læti, descendants des Barbares établis sur la rive gauche du Rhin[17]. Zosime, lui-même, par une sorte de contradiction, peut-être plus apparente que réelle, nous parlant de l’usurpateur Magnence, qui appartenait à là colonie des Lei, a soin de nous apprendre que, Gaulois de naissance, provincialis, il était d’origine barbare[18]. Les historiens qui se sont appuyés sur le texte de Zosime pour soutenir que les Læti étaient des Gaulois, l’ont mal interprété. Sans doute les cantonnements qui leur sont assignés dans la Notitia Dignitatum se trouvent exclusivement dans les Gaules et nous voyons associés à leurs noms des noms de peuples gaulois, tels que les Lingonenses (habitants de Langres), les Edui (Éduens), les Nervii (Nerviens), les Nemetacenses (habitants d’Arras), les Contraginenses (habitants de Noyon)[19], mais tous ces noms marquent les lieux où ils avaient résidé dans286.gif leur nouvelle patrie adoptive et n’ont rien de commun avec leur origine primitive : on les distinguait ainsi les uns des autres par les villes sur le territoire desquelles ils tenaient garnison et par les provinces qui leur avaient été assignées. On en trouve dans les Lyonnaises, dans les deux Belgiques, dans la première Aquitaine et dans la deuxième Germanie[20]. La grande majorité était dans la deuxième Belgique, c’est-à-dire dans une des provinces de la Gaule les plus rapprochées du Rhin. Sybel[21] et les auteurs qui ont adopté l’étymologie celtique[22] pensent que, si les premiers Læti ont été des Barbares, plus tard cette condition spéciale a dû être commune aux Gaulois et aux Romains réduits à une sorte de colonat, comme les Romains du Ve siècle dont nous parle Salvien[23]. Cette hypothèse toute gratuite ne repose sur aucun fondement historique ; elle a été réfutée par Böcking[24]. On a également prétendu que les Læti pourraient bien être des descendants de ces colons gallo-romains établis dans les champs Décumates, mêlés à une population germanique antérieure et qui, dès le III siècle, refoulés par les invasions, durent se replier sur la Gaule où ils obtinrent de nouveaux cantonnements voisins de la frontière du Rhin. L’autorité de Gaupp[25], si considérable qu’elle soit, ne suffit pas à justifier cette opinion qui n’est point confirmée par les textes.

Après avoir démontré que les Lei étaient des Barbares, il reste à déterminer si c’était un peuple à part ou s’ils appartenaient à différentes nations admises sur le territoire romain dans des conditions identiques. Perreciot, auteur d’un ouvrage très curieux et important sur l’état des personnes et la condition des terres dans l’ancienne France, avant la Révolution[26], établit qu’on doit voir dans les Læti un ramas de diverses nationalités qui a subsisté trois siècles en corps de peuple ; chassés du sol qu’ils habitaient par des hordes puissantes et guerrières, ils s’étaient répandus en Europe, avaient reçu des empereurs romains des terres en friche dans la Germanie et dans la Gaule, pour les cultiver et fournir des troupes auxiliaires à l’Empire, et s’étaient perpétués après la conquête des Francs, pour exercer plus tard une influence décisive sur la constitution politique de nos gouvernements modernes, en produisant le système féodal. Les Læti, selon Perreciot, étaient donc une tribu, une nation à part, distincte des autres corps germaniques par le nom qui lui était propre, et destinée à servir de rempart à la Gaule contre les invasions des autres Barbares de la Germanie. Il n’a pas été le seul du reste à professer cette opinion. Du Cange[27] présente les Lei comme des peuples du Nord qui s’étaient joints aux Francs et à d’autres nations barbares pour envahir les Gaules et la Germanie et qui, arrivés sur la frontière du Rhin, s’y seraient établis avec la permission des empereurs en s’engageant à la culture du sol et à l’obligation du service militaire. Il les distingue essentiellement soit des Francs, soit des Germains, et explique les différents noms qui leur sont donnés dans la Notitia, par les lieux de résidence qui leur avaient été assignés dans les Gaules[28]. Godefroi combat déjà victorieusement cette assertion dans son commentaire du Code Théodosien[29]. Quel était, en effet, ce peuple ou ces peuples du Nord dont il n’est jamais fait mention dans l’histoire de la Germanie et qui apparaît sous le nom de Læti alors seulement qu’il entre en rapports avec les Romains ? Ne doit-il pas plutôt se confondre avec les Francs et les autres tribus d’origine germanique qui ont lutté avec l’Empire et fini par s’établir dans son sein, soit comme colons, soit comme auxiliaires (ex multis gentibus sequentibus Romanam felicitatem) ? La dénomination de Letavia, pagus Leticus, donnée à certains lieux de l’ancienne Gaule, n’implique point, comme on a voulu le soutenir, l’existence d’un peuple spécial désigné sous le nom de Læti[30] ; ce n’est que la perpétuité d’une tradition relative aux Læti de l’Empire, que le souvenir d’une de leurs colonies ou préfectures[31]. Comment pourrions-nous trouver dans la Notitia les différents noms des Bataves et des Francs mentionnés à propos des Læti, si tous les Barbares reçus dans cette condition avaient appartenu à un peuple unique ? On s’explique très bien au contraire ces diverses dénominations, du moment où le terme générique de Læti désignait un mode particulier d’admission pour des tribus de même race. Les Bataves et les Francs formaient deux nations distinctes, mais qui toutes deux avaient une origine commune et appartenaient à la grande famille des Germains. Les Læti étaient donc des Germains, plus rapprochés de la frontière du Rhin que les autres peuples barbares, qui, par conséquent, avaient avec les Romains des rapports plus fréquents et qui obtinrent dans les Gaules des établissements d’une nature spéciale.

 

[15] Zosime, lib. II, c. LIV.

[16] Ammien, lib. XVI, c. XI.

[17] Ammien, lib. XX, c. VIII.

[18] Zosime, lib. II, c. LIV.

[19] Not. Dignit., Böcking, II, p. 119-122.

[20] TABLEAU DES PRÉFECTURES DES LÆTI

D’après la Notitia. — Édit. Böcking, Not. imp. Occid., p. 119-120

Præfecti Lœtorum, in Galliis :

1. Præfectus Lœtorum Teutonicianorum Carnunta Senoniæ Lugdunensis,

2. Præfectus Lœtorum Batavorum... Baiocas et Constantiæ Lugdunensis Secundæ,

3. Præfectus Lœtorum... Cenomannos Lugdunensis Tertiæ.

4. Præfectus Lœtorum Francorum Redonas Lugdunensis Tertiæ,

5. Præfectus Lœtorum Lingonensium per diversa dispersorum Belgicæ Primæ,          

6. Præfectus Lœtorum Actorum Epuso Belgicæ Primæ,

7. Præfectus Lœtorum Nerviorum Fano Martis Belgicæ Secundæ,

8. Præfectus Lœtorum Batavorum Nematacensium Atrabatis Belgicæ Secundæ,

9. Præfectus Lœtorum Batavorum Contraginnensium Noviomago Belgicæ Secundæ,

10. Præfectus Lœtorum... Remos et Silvanectas Belgicæ Secundæ,

11. Præfectus Lœtorum Lagensium prope Tungros Germaniæ Secundæ,

12. Præfectus Lœtorum... Arvernos Aquitanicæ Primæ.

[21] Sybel, Die deutschen Unterthanen, p. 40.

[22] Raepsaet, Anal. hist. et critiq. des Belges, Gand, 1824, t. I, p. 75.

[23] Salvien, De gubernat. Dei, lib. V.

[24] Böcking, II, p. 1062-1064.

[25] Gaupp, op. laud., p. 556. — Mone, Urgesch. des badisch. Land. (Die Läten), t. II, p. 248, note 132.

[26] Perreciot, De l’état civil des personnes et de la condition des terres dans les Gaules, depuis les temps celtiques jusqu’à la rédaction des coutumes, 1786, 2 vol. in-4°, t. I, liv. IV, p. 322 et suiv. — Pardessus, Loi salique, p. 471 et suiv.

[27] Du Cange, Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, Leti seu Læti.

[28] Du Cange, Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, Leti seu Læti.

[29] Godefroi, Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 10.

[30] Raepsaet, Œuvres, t. III.

[31] Böcking, De Lœtis, II, p. 1030.

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11 mai 2013 6 11 /05 /mai /2013 08:48

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

Chapitre IV - Les Læti.

 

Étymologie du mot Lœtus.

 

Les Læti forment une troisième classe de Barbares établis dans l’Empire au IVe siècle ; classe moins nombreuse que les précédentes, mais très importante. Qu’était-ce que les Læti ? Que faut-il entendre par cette dénomination ? À quelle race appartenaient-ils ? Quelles étaient les conditions de leur établissement dans l’Empire ? En quoi différaient-ils des Dedititii et des Fœderati ?


La question des Læti a été étudiée à divers points de vue par les historiens, les savants et les jurisconsultes modernes ; tous ont cherché à expliquer et à commenter le petit nombre de textes anciens que nous possédons sur les Læti : Grâce à ces études, à ces recherches et à d’ingénieux rapprochements, nous pouvons aujourd’hui nous faire des Barbares désignés sous le nom de Læti une idée assez exacte et voisine de la vérité. Il ne faudrait pas en conclure qu’un accord parfait se soit établi entre les savants qui ont traité cette question. Les textes de l’antiquité ne nous sont parvenus que par l’intermédiaire des copistes : les manuscrits sont pour la plupart incomplets, remplis de passages interpolés et se prêtant aux interprétations les plus diverses. Ce qu’on peut dire, c’est que les divergences portent sur des points de détail plutôt que sur le fond même de la question : les résultats généraux demeurent acquis à la science.

 

La seule étymologie du mot Læti qu’on trouve écrit indistinctement Læti ou Leti a fourni la matière de nombreuses dissertations ; on a écrit des volumes à ce sujet ; pour s’en convaincre il suffit de lire le commentaire de Böcking et sa bibliographie des Læti[1]. L’étude des étymologies n’a plus de nos jours un simple intérêt de curiosité : les récents progrès* de la philologie lui ont donné une base certaine et elle est appelée à résoudre de véritables problèmes historiques. En ce qui concerne les Læti, son importance est manifeste. Le nom sous lequel ils sont désignés, suivant qu’il appartient à telle ou telle langue, à tel ou tel idiome, peut nous révéler leur origine première, le pays d’où ils sont sortis et la condition dans laquelle ils ont vécu. Évidemment le mot Livius, malgré sa ressemblance avec certains mots latins, n’est pas un mot d’origine latine, et il est impossible de s’arrêter à l’étymologie par trop naïve de Godefroi ou de l’abbé Dubos[2] qui le confondent avec l’adjectif lœtus appliqué aux Barbares pour exprimer l’élan et le contentement de ces nouveaux hôtes de l’Empire. C’est ailleurs qu’il faut chercher la véritable étymologie. Celle de Gaupp[3], qui le fait dériver du grec λήϊτος, λάϊτος, λήτος, et le donne comme synonyme de δημόσιος équivalant au latin gentilis, n’est pas plus vraisemblable. Le texte grec de Zosime[4] relatif aux Læti porte είς Λετούς, έθνος Γαλατικόν et non είς Λήτους ; c’est plutôt l’expression latine transportée dans le grec qui n’avait point de terme correspondant, comme le mot fœderati traduit littéralement par φοιδεράτοι. En outre, les Gentiles, malgré leur condition analogue à celle des Læti, s’en distinguaient essentiellement, nous aurons occasion de le démontrer plus tard.

 

Est-ce donc aux langues germaniques qu’on doit demander le sens de cette expression que les Romains n’avaient point créée, mais qu’ils empruntèrent et adoptèrent pour désigner une classe d’étrangers admis dans certaines conditions déterminées ; et, dans ce cas, quel est celui des dialectes allemands d’où elle dérive ? On retrouve partout, sous des formes peu diverses, le mot lidus, ladus, litus, lito, lâtan, lassus, lazzus, lyt, letus même, avec des acceptions voisines l’une de l’autre ; il désigne toujours une classe intermédiaire, distincte135.jpg des hommes libres et des esclaves, soumise à des obligations spéciales[5]. Est-ce enfin la langue celtique qui a fourni ce terme employé dans les Gaules pour marquer un état correspondant à celui des Læti de l’Empire ? Cette dernière opinion a été soutenue par Leo[6], Sybel[7], Mone[8], et quelques autres savants qui ont remarqué que tous les établissements des Læti mentionnés dans la Notitia se trouvent sur le territoire des Celtes. En somme, il peut y avoir du vrai dans les deux opinions[9] ; l’histoire fournit de nombreux exemples de ces emprunts faits par les vainqueurs aux peuples vaincus, à leurs usages, à leurs institutions, voire même à leur langue. Les Celtes dans leurs migrations à travers l’Europe ont suivi le cours du Danube, et M. de Ring a pu remarquer que souvent les forts, les camps romains avaient été établis sur l’emplacement d’anciennes fortifications celtiques[10].

Ce qui semble bien démontré, c’est que la ressemblance du mot Læti avec l’allemand leute (gens de guerre, hommes d’armes) n’est qu’une ressemblance fortuite et qu’il faut renoncer à l’étymologie adoptée pas Rambach[11], ainsi que par M. Ozanam[12] et la plupart de nos historiens modernes. M. Guérard, dans son remarquable travail sur le polyptyque d’Irminon[13], véritable chef-d’œuvre du genre, consacre un chapitre aux Læti et attribue à ce mot la signification d’auxilia (troupes auxiliaires), s’appuyant sur le sens général de la racine lid, led, dans la langue des peuples de la Germanie, comme dans les plus anciens monuments des langues du Nord. Nous nous rattachons à cette dernière étymologie qui n’est pas celle de Böcking[14], mais qui nous semblé s’accorder parfaitement avec le rôle que les Læti ont été appelés à jouer dans l’Empire.

 

* Le livre a été édité en 1873

 

[1] La bibliographie des Læti a été résumée par Böcking dans son commentaire de la Notitia Dignitatum (De Lœtis), Not. imp. Occident., t. II, p. 1044-1080.

[2] Godefroi, Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 12. — L’abbé Dubos, t. I, c. X.

[3] Gaupp, Fünfter Abschnitt, p. 169.

[4] Zosime, lib. II, c. LIV.

[5] Böcking, Not. Dignit., De Lœtis. — Loi salique, lidus, ledus, litus, ledus. — Loi des Allemands, des Frisons et des Saxons. litus, frison, let, gothique, lâzan, lâtan (segnis, ignavus, piger, tardus, deses, hebes), anglo saxon, lyt, lœt. — Glossarium Wachteri, læti, lassi, lazzi, liti, ledi, litones.

[6] Leo, Die malb. Glosse, (gallois) luidh, laidh, (welsche) llwyth, llety (hospitium) llettwyr, (hospes), Armoricain, llydaw (Letavia).

[7] Sybel, Die deutschen Unterthanen, p. 40.

[8] Mone, Urgeschichte des badischen Landes, t. II, p. 248. (Die Läten), leth (die Hälfte), lled (theilweis, halb).

[9] Laferrière, Droit civil, t. II, p. 317.

[10] De Ring, op. cit., passim.

[11] Rambach, Dissertatio juris publici Romani de Lœtis, Hahn, 1772, p. 17.

[12] Ozanam, Les Germains, t. III des œuvres complètes, c. VI.

[13] Guérard, Polyptyque d’Irminon, 2 vol. in-8°, t. I, p. 254. Je ne doute pas que le nom de Læti n’eût la signification d’auxilia dans la langue des peuples de la Germanie. Le mot de lid ou led l’a conservée dans les plus anciens monuments des langues du Nord. — Moët de la Forte-Maison, Les Francs, leur origine et leur histoire, Paris, Franck, 1868, 2 vol. in-8°. (L. III, c. IV, t. I.)

[14] Böcking rattache ce mot d’après Grimm à la racine laz (lats en gothique) exprimant l’idée de lenteur, d’inaction, de paresse, d’infériorité (segnis, ignavus, piger, tardus, deses, hebes).

 

 

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