ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre IV - Les Læti.
Condition des Læti : 3° leurs droits, 4° leurs Præfecti. — Les Læti et les Lidi du Moyen Âge.
Les Læti formaient des corps spéciaux ; toutefois il paraît que dans certaines circonstances on les enrôlait parmi les légionnaires pour combler les vides faits soit par la guerre civile, soit par la guerre étrangère. Ammien nous dit quelque part qu’Arbétion avait reçu l’ordre de prendre les devants avec les lancearii et les mattiarii, qui faisaient partie des légions palatines, tandis que Gomoarius et les Læti occuperaient le défilé appelé Succorum angustiæ, dans le mont Hémus ou les Balkans modernes[55]. Ce simple rapprochement ne suffit pas, ainsi que le remarque Böcking, pour justifier l’hypothèse de l’admission habituelle des Læti dans les légions[56]. En tous cas, si les Læti pouvaient être mêlés aux légions ou à d’autres corps tels que les Gentiles et les Scutarii[57], c’était plutôt une exception que la règle et l’on n’en trouverait d’exemples que dans une époque relativement postérieure.
Les Læti n’étaient pas seulement des soldats, milites ; un second caractère qui leur est propre était celui de colons (γεωργοί). Ils recevaient de l’empereur, comme les vétérans, des terres à titre de solde ou de récompense et devaient les cultiver en même temps qu’ils étaient chargés de les défendre[58]. On leur en abandonnait le revenu et dès lors ils étaient intéressés à les faire fructifier comme à les protéger contre les incursions étrangères. Sous ce rapport la condition des Læti se rapprochait de celle des Barbares transplantés comme colons, mais elle s’en séparait par une différence notable. Ces derniers cultivaient eux-mêmes le sol, soit pour le compte de l’État, soit pour un maître sur le domaine duquel ils se trouvaient établis, tandis que les Læti n’étaient retenus que par un simple engagement volontaire, avaient eux-mêmes la propriété du sol qui leur avait été concédé, n’étaient soumis ni à la capitation, ni à aucune redevance, ni aux ordres d’un maître et avaient le droit de faire cultiver leurs terres par des esclaves non imposés, droit qu’ils partageaient avec le fisc et les vétérans[59]. Aussi ne peut-on admettre complètement l’opinion de Böcking qui les assimile aux colons attachés à la glèbe[60]. Soldats en temps de guerre, les Læti devenaient des laboureurs en temps de paix, et cette institution concourait ainsi avec le colonat au double but que se proposait la politique impériale, fournir des bras à l’agriculture et des recrues aux armées.
Chaque colonie de Læti avait à sa tête un Præfectus ou præpositus qui la commandait[61]. Quel était le caractère de ce chef ? De quelle nature étaient ses attributions ? Nous possédons un texte du Code Théodosien curieux à cet égard[62]. Les empereurs Valentinien, Valens et Gratien, dans un rescrit adressé à Probus, préfet du prétoire, l’an 369, énumèrent les dignités d’un ordre inférieur, moitié civiles, moitié militaires, dont les titulaires ne jouissaient pas des privilèges réservés aux autres officiers de l’armée. Les Præpositi ou Præfecti Lœtorum y figurent à côté des préfets des arsenaux, præpositus fabricæ, et des préfets de la flotte, præpositus classi. Ils sont opposés aux fonctionnaires purement militaires, militaribus palatinisque. Il semble résulter de ce texte que le préfet des Læti devait fournir des répondants avant d’entrer en fonction. Cette opinion, combattue par Godefroi, a été soutenue par Valois avec une certaine vraisemblance, car il n’y a aucune raison pour ne pas appliquer aux Prœposituræ des Læti ce qui se rapporte aux autres Prœposituræ, surtout lorsqu’il s’agit de Barbares avec lesquels Rome aimait à s’entourer de précautions, parce qu’elle n’était jamais complètement sûre de leur fidélité[63]. On arrivait à cet emploi de deux manières, soit par l’élection, ambitu sulfragiisque, soit par les états de service, militiæ labore decurso. Ceux qui avaient passé par les degrés de la milice étaient préférés et seuls admis au bénéfice de l’immunité[64]. Si l’empereur ne les désignait pas lui-même, il est probable qu’il se réservait l’approbation du choix. Les Præfecti Lœtorum étaient-ils des Romains ou des Barbares ? On devait les prendre généralement parmi les Romains, surtout au début de l’institution, mais les noms mêmes de plusieurs de ces chefs de corps prouvent qu’ils n’étaient pas toujours des Romains ; les Germains, illustres par leur naissance, ou qui s’étaient distingués au service de l’Empire, étaient appelés eux aussi à commander leurs compatriotes[65]. Était-ce une fonction civile ou militaire ? Le préfet des Læti n’avait-il, comme le supposent Zumpt et Opitz[66], que l’administration intérieure, tandis qu’à la guerre les Læti auraient été conduits par un autre chef spécial ? Le caractère même attribué par la constitution impériale que nous avons déjà citée à la Prœpositura des Læti contredit cette assertion ; ils ne devaient avoir qu’un seul préfet chargé de l’administration civile de la colonie et du commandement militaire ; l’organisation de ces colonies était surtout une organisation militaire ; leur liberté civile et politique devait être assez limitée ; le code qui les régissait devait être un code militaire ; elles se trouvaient placées sous la basse juridiction de leurs préfets et sous la haute juridiction du maître de la milice[67]. Nous n’avons du reste sur ce point aucune indication précise et nous sommes réduits aux conjectures. Ce qui a pu faire supposer que les Læti avaient un chef pour la paix et un chef pour la guerre, et même qu’il y avait eu deux sortes de Læti, des Læti militaires et des Læti paysans, c’est que parmi les constitutions du Code Théodosien relatives aux Lodi, les unes sont adressées au maître de la milice et les autres au préfet du prétoire des Gaules. Les Lei, nous l’avons vu, avaient un double caractère, celui de soldats et de colons ; comme soldats ils ne relevaient que du maître de la milice, mais comme colons ils rentraient sous la juridiction spéciale du préfet du prétoire chargé de toutes les affaires civiles, du maintien des privilèges et de la distribution des terres[68].
Profondément distincts des Dedititii auxquels Julien les oppose dans sa fameuse lettre à l’empereur Constance[69], les Læti occupent un rang supérieur et ne doivent point être confondus avec les recrues ordinaires fournies par les propriétaires, par les maîtres des colons ; ils sont engagés volontaires ; cet engagement toutefois les lie d’une manière assez étroite, puisqu’ils le prennent non seulement pour eux mais pour leurs descendants et ne peuvent plus le rompre sous peine des mêmes châtiments que ceux qu’on inflige au soldat déserteur : ils contractent des obligations nombreuses en échange des droits qui leur sont accordés et forment une population, semi-agricole, semi-guerrière, sur le territoire de l’Empire, séparée sans doute du reste des habitants par son origine étrangère et son organisation à part dans les cantonnements militaires, mais tellement naturalisée dans les Gaules qu’au bout de quelques générations, Zosime pouvait les appeler un peuple gaulois, έθνος Γαλατκόν[70], ce qu’il n’aurait jamais dit des Fœderati. La condition des Læti, supérieure à celle des Dedititii, était inférieure à celle des Fœderati ; on ne peut les assimiler l’une à l’autre comme l’ont fait plusieurs de nos historiens et de nos jurisconsultes modernes. C’était une classe de Barbares intermédiaire entre les Dedititii et les Fœderati, ou plutôt entre les soldats des frontières limitanei milites, et les nations fédérées, fœderatœ gentes[71]. Il n’y a pas lieu de supposer que le connubium leur fût interdit aussi formellement qu’aux Gentiles. La constitution des empereurs Valentinien et Valens ne devait pas s’appliquer à eux[72]. Sans doute les Romains avaient pour principe de ne pas mêler leur sang à celui des étrangers : ce principe se maintint en dépit des exceptions et contribua à rendre de telles unions peu fréquentes[73] ; mais la pénétration des deux éléments, constante au IVe siècle, dut nécessairement aboutir à des mariages mixtes, ainsi que nous l’avons déjà remarqué à propos des Fœderati.
Les Læti, malgré tous les liens qui les rattachaient à l’Empire et qui en firent de précieux défenseurs pour les frontières de la Gaule, ne cessaient pas de demeurer barbares par leurs habitudes comme par leurs tendances naturelles ; l’amour du pillage et du brigandage qu’on retrouve chez tous les peuples à demi civilisés se réveillait en eux à la moindre occasion. Habiles à saisir le moment favorable avec cette astuce qui a toujours caractérisé leur race, ils profitèrent, l’an 357, des déprédations des Allamans, que Barbation cherchait à enfermer dans les défilés du pays des Rauraques, non loin de Bâle, pour se glisser furtivement entre les deux armées et fondre sur Lyon. Cette grande et populeuse cité, nous dit Ammien[74], qui ne s’attendait point à une pareille attaque, eût été infailliblement la proie des flammes, si l’on ne se fût empressé d’en fermer les portes. Chassés de la ville, ils se répandirent dans les environs, qu’ils dévastèrent. Les déserteurs, les maraudeurs, les infracteurs à la discipline militaire ne manquaient pas parmi les Læti, nous en avons la preuve dans les textes de lois du Code Théodosien, portées contre eux, afin de réprimer ou de prévenir de tels abus[75]. C’est aussi dans nos régiments d’Afrique, composés d’engagés volontaires ou d’indigènes, que les actes de rébellion et d’insubordination se renouvellent le plus souvent malgré la bravoure qui les distingue.
Les Læti ont-ils cessé d’exister avec l’Empire romain, comme le croit Rambach[76], ou ont-ils survécu à la chute de cet Empire pour se perpétuer pendant tout le moyen âge et dans tous les pays occupés par les races germaniques ? Cette dernière opinion est celle de Böcking[77]. La question, réduite à ses véritables termes, revient à dire : les Lètes des Francs, leti, liti, lidi, descendent-ils des anciens Læti de l’Empire[78] ? On ne peut méconnaître l’origine germanique de la condition létique que les Romains modifièrent en la transplantant sur le sol de la Gaule. Les Læti de l’Empire ne relevaient d’aucun maître particulier comme les lidi de l’ancienne Germanie, ou les lidi de la loi salique, mais ifs devenaient en quelque sorte les vassaux de l’empereur, étaient tenus, sinon de lui payer une redevance, du moins de cultiver les terres qui leur étaient concédées et de remplir l’obligation du service militaire comme le vassal à l’égard de son seigneur. Ces analogies auxquelles se joint la communauté évidente du nom ont été parfaitement indiquées par M. Guérard dans son Polyptyque d’Irminon[79], mais elles ne suffisent point à établir un lien de descendance directe. Les Læti étaient des cultivateurs libres, tandis que les Lidi sont des cultivateurs serviles ; les terres concédées aux Læti étaient des terres publiques, tandis que les Lidi recevaient des biens privés. En somme, ce n’est pas dans les anciens corps létiques au service de l’Empire qu’il faut chercher les Lidi de la loi salique[80]. Ces derniers, véritables descendants des colons germains, furent amenés par les Francs suivant l’usage qu’avaient les Barbares de se faire accompagner dans leurs expéditions par leurs familles, et dans la famille étaient compris les serviteurs, les esclaves, comme chez les Romains. Quant aux Læti, Pardessus croit, non sans raison, qu’ils furent admis à reprendre leur franchise originaire, qu’ils s’incorporèrent aux vainqueurs et conservèrent leurs terres létiques en pleine propriété, au même titre que les vainqueurs en acquirent par le partage, fruit de la conquête[81]. Ils ne quittèrent pas les drapeaux de Rome au premier moment où l’armée de Clovis s’avança dans la Gaule, mais il est probable que, se considérant comme libres de leurs engagements, par le résultat du renversement de la puissance romaine, ils ne tardèrent pas à reconnaître l’autorité du roi des Francs.
[55] Ammien, lib. XXI, c. XIII.
[56] Böcking, De Lœtis, p. 1070.
[57] Ammien, lib. XX, c. VIII.
[58] Rambach, De Lœtis, p. 31.
[59] Böcking, De Lœtis, p. 1070. — Cf. Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 8 ; Zumpt, p. 28.
[60] Böcking, De Lœtis, p. 1069.
[61] Ibid., II, p. 119 et suiv.
[62] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 10. — Rambach, De Lœtis, p. 30.
[63] Rambach, De Lœtis, p. 30.
[64] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 13.
[65] Böcking, De Lœtis, p. 1068.
[66] Zumpt, p. 62. — Opitz, p. 28.
[68] Böcking, De Lœtis, p. 1069-1070, notes. — Sybel, p. 38.
[69] Ammien, lib. XX, c. VIII.
[70] Zosime, lib. II, c. LIV.
[71] Böcking, De Lœtis, p. 1066.
[72] Böcking, De Gentilibus, p. 1087.
[73] Böcking, De Lœtis, p. 1066.
[74] Ammien, lib. XVI, c. XI.
[75] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 12. — Ibid., XIII, tit. 11, loi 9.
[76] Rambach, De Lœtis, p. 35.
[77] Böcking, De Lœtis, p. 1071.
[78] Pardessus, Loi salique, 4e dissert., p. 471-475. — Roth, Beneficialwesen, p. 50-51.
[79] Guérard, Polypt. d’Irm., t. I, p. 275.
[80] Pardessus, loc. cit.
[81] Pardessus, loc. cit.