Le lointain ancêtre de la capitale de France, Lutèce, n’a rien de la grande ville qu’elle deviendra plusieurs siècles plus tard. À l’époque gallo-romaine, c’était plutôt une cité de taille modeste, une agglomération parmi d’autres. En réalité, elle ne se distingue pas vraiment de la plupart de ses voisines, tant au niveau politique et administratif que du point de vue de son dynamisme. Plusieurs arguments en témoignent.
Dans l’organisation du territoire imposée par les Romains, Lutèce n’est qu’une cité de second rang, le simple chef-lieu d’une des plus petites divisions administrative dessinées par un pouvoir autoritaire et centralisateur. Tombé sous le joug romain, et après une brève période de flottement, un mouvement d’urbanisation sans précédent est lancé en Gaule.
Principalement sous l’impulsion d’Auguste, le premier empereur (27 av. J.C.), la « France » gallo-romaine est profondément remaniée. En 16-15 av. J.C. elle se compose de quatre provinces, chacune ayant sa capitale : Durocortorum (Reims) pour la Belgique, Lugdunum (Lyon) pour la Lyonnaise, Mediolanum (Saintes) puis Burdigala (Bordeaux) pour l’Aquitaine, et Narbo Martius (Narbonne) pour la Narbonnaise. Ces villes, où siège en gouverneur de province chargé du maintien de l’ordre et de la perception des impôts, sont bien sûr les quatre plus importantes. Et Lutèce la romaine n’en fait pas partie.
On ne trouve l’ancêtre de Paris qu’à l’échelon inférieur. Les provinces sont morcelées en de multiples civitaes, cellules de base de l’administration romaine qui s’appuient sur le réseau antérieur des villes gauloises. Au nombre de 90 environ, ces civitates sont placés sous la responsabilité d’un chef-lieu, disposant d’une administration municipale et donc d’une relative autonomie. Lutèce est ainsi à la tête de la civitate des Parisii, soit… l’une d’une des plus petites de la Gaule.
Dans ce vaste ensemble urbain, il serait illusoire de chercher une agglomération dont la place serait équivalente à celle de Paris dans la France d’aujourd’hui. Si l’on tient toutefois à désigner une « capitale », à ne retenir qu’une seule ville sur la carte, c’est vers Lugdunum que les regards se tournent. L’ancienne Lyon a en effet une position originale à plus d’un titre.
Elle est fondée en 43 avant Jésus Christ, un an après la mort de César, sur la colline qui deviendra Fourvière et où il n’y a encore qu’un village celte. Au départ, le motif officiel de sa création est d’abriter les citoyens romains chassés de Vienne. Mais Lugdunum s’impose rapidement comme la nouvelle implantation stratégique des Romains dans la « Gaule chevelue ». C’est là que les délégués romains prennent pied jusqu’à la mise en place du découpage administratif augustéen. C’est de là qu’Agrippa (63-12av. J.C.) fait rayonner son formidable réseau routier qui va quadriller tout l’Hexagone. Lugdunum est le point de départ de quatre grandes voies se dirigeant vers le quatre points cardinaux.
L’avant poste romain au confluent de la Saône et du Rhône devient un carrefour commercial, mais aussi un centre spirituel. Face à la colonie, dans le faubourg de Condate au pied des pentes de l’actuelle Croix-Rousse est implanté le sanctuaire confédéral des trois Gaules en 12 av. J.C. Or c’est près de cet autel que les délégués des cités viennent chaque année en août vénérer la ville de Rome et les empereurs défunts. Par la même occasion on verse son tribut et on règle avec le magistrat romain les affaires en souffrance. L’ancienne Lyon se voit parfois attribuer le titre de « capitale des trois Gaules », celles-ci rassemblant les provinces de Belgique, d’Aquitaine et de Lyonnaise. Bref, l’ombre de Lugdunum, on discerne à peine Lutèce.
Pour mieux mesurer la place toute relative de cette dernière, on peut certes aussi s’éloigner du découpage administratif et politique, et tenter d’apprécier le dynamisme de la ville à l’aune de sa taille. De nos jours, les archéologues ne se risquent plus à estimer les populations urbaines ; ils préfèrent parler en termes de superficie. Ils accordent ainsi à la nouvelle cité des Parisii de 60 à 70 hectares. Dès lors, Lutèce s’apparente à ses voisines Nemetocenna (Arras, 50 ha), Divodurum (Metz, 100 ha) ou Beauvais (100 ha). Comme on pouvait s’y attendre, elle est loin derrière les capitales de province, puisque Mediolanum (Saintes) et Narbo Martius (Narbonne) font 120 hectares : Burdigala, 150 hectares ; et Lugdunum, 350 hectares.
Lutèce fait surtout bien pâle figure devant les 600 hectares attribués à Durocortorum (Reims), qui s’impose, grâce à de récentes découvertes, comme « la » plus grande ville gallo-romaine. Mais comment comprendre un tel écart entre deux villes distantes d’une centaine de kilomètres seulement ? Comment expliquer l’essor de la celtique Durocorter qui, avant la conquête de César, ne dépassait pas les 90 hectares ? Un rapide retour en arrière permet de mieux saisir ces deux parcours divergents.
Dès le départ les Rèmes, puissante tribu vivant autour de l’oppidum de Durocorter ont accordé leur soutien à César. Ils misent sur le général romain dans l’espoir de mettre fin à la domination des Suessions (région de Soissons). En retour, César se sert de Durocorter comme base arrière pour son armée. Pour les Rèmes, le pari est risqué. Il s’affirme payant dès la victoire du général romain. Durocorter se latinise et Durocortorum est honoré du titre de cité fédérée – considérée comme alliée et indépendante, elle ne paie pas l’impôt lié à la conquête. Puis Auguste la propulse capitale de la Gaule Belgique. Le gouverneur s’installe à Durocortorum et, ici plus qu’ailleurs, les constructions se succèdent : une enceinte, deux axes, le cardo (nord-sud) et le decumanus (est-ouest), un forum, un temple… L’ex oppidum celtique de 90 hectares se transforme en une dynamique ville gallo-romaine de 600 hectares.
De multiples découvertes récentes témoignent de cette « romanisation » de la ville et de son formidable rayonnement. Pendant seize mois, une trentaine d’archéologues de l’institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) ont fouillé sur le futur tracé du futur tramway, qui devra traverser Reims du nord au sud sur plus de onze kilomètres. Ils ont exhumé quantité de vestiges antiques : un amphithéâtre, un égout vouté de près de trois mètres de haut, de l’argenterie. Des enduits peints de l’époque d’Auguste ont été également retrouvés ; ils ont été réalisés par des peintres italiens, probablement sur commande de hauts magistrats romains qui souhaitaient décorer leur maison rémoise.
Rien de tout cela du côté de Lutèce, qui connait un autre sort. À l’époque de la Gaule indépendante, les Parisii eux, rallient Vercingétorix, le chef arverne à la tête du soulèvement gaulois. César mobilisé par le siège de Gergovie, envoie alors son lieutenant Titus Labienus mater les troupes ennemis et reconquérir la cité gauloise. En 52 av. J.C., la fameuse bataille de Lutèce s’achève dans un bain de sang. Rome en sort victorieuse, mais s’empare d’une ville détruite par les incendies.
Contrairement à Durocortorum qui s’appuyait sur un oppidum déjà existant. Lutèce est reconstruite ex nihilo un peu plus loin, à l’emplacement actuel de l’île de la Cité. Elle se dote d’un cardo et decumanus, d’un forum en haut de la montagne Sainte-Geneviève, d’un amphithéâtre, d’un aqueduc et de thermes. Carrefour d’échanges maritimes et terrestres, elle prospère grâce au commerce et au transport de marchandises. D’ailleurs les nautes, confrérie d’armateurs qui contrôlaient la Seine et formaient l’élite municipale, érigent un pilier mêlant effigies gauloises et romaines en signe d’allégeance à Tibère, deuxième empereur romain (14-37) – quelques blocs ont été découverts en 1710 sous une travée de Notre-Dame et sont désormais conservés au musée de Cluny.
Ne nous y trompons pas cependant : Lutèce demeure une cité de taille comparable à Cenabum (Orléans) ou Caesarodonum (Tours). Jusqu’à la fin de l’Antiquité, son importance reste tout à fait marginale. Une anecdote en témoigne. Vers la fin du IIIe siècle, la Lyonnaise est divisée en quatre territoires, simplement baptisés Première Lyonnaise, deuxième Lyonnaise, etc. Lutèce se retrouve dans la Quatrième Lyonnaise. Mais même cette subdivision de province de l’Empire romain ne la prend pas pour capitale ! C’est Agendicum (Sens) qui remporte la mise.
Source : Les cahiers de Science & Vie N° 111