Certaines régions de l’Italie ont été affectées dès le IIe siècle av. J.C. d’une dépopulation qui s’est poursuivie sous l’Empire. La volonté de limiter les naissances qui est évidente dans les classes supérieures et dans les masses populaires urbaines, se retrouve-t-elle chez les habitants des provinces ?
La civilisation romaine a pénétré de façon différente dans les diverses régions du monde méditerranéen : la Gaule, l’Espagne et l’Afrique ont été plus romanisées que les régions danubiennes, l’Asie, la Syrie ou l’Egypte. Mais cette romanisation des provinces occidentales atteignait-elle, en dehors peut-être des classes locales riches et cultivées, toutes les couches de la société ? Rien ne permet de l’affirmer. La législation nataliste d’Auguste fut maintenue jusqu’à Constantin, démontrant la généralisation de la dépopulation de l’ensemble du monde romain. Mais cette législation s’appliquait uniquement aux citoyens romains ; jusqu’à l’édit de Caracalla, ceux-ci habitaient pour une grande majorité en Italie où certaines régions étaient dépeuplées. Au IIIe siècle, avec l’extension du droit à la cité à tout les habitants libres de l’Empire (hormis les dediticii, c’est-à-dire les descendants des autochtones vaincus par Rome et, vraisemblablement, les Barbares installés en territoire romain), cette législation a été rendue applicable à toutes les provinces. Il est vrai qu’à ce moment la situation se dégradait un peu partout. Mais avant ? Le déclin démographique n’atteint que des milieux trop restreints pour infléchir la statistique générale. Le monde rural, c’est-à-dire la grande majorité des habitants de l’Empire, a dû continuer à croître normalement. Encore au IIe siècle, la peste antonine ne semble pas avoir provoqué de dépopulation générale dans l’Empire (P. Salmon 1974).
En revanche, à partir du IIIe siècle, la convergence générale des témoignages n’autorise plus le doute. Le déclin démographique de l’Empire est manifeste : on cherche à l’expliquer par les nouvelles épidémies de peste, l’anarchie militaire et les invasions barbares, accompagnées de massacres et de famines, la fiscalité écrasante et la régression économique. Dans cette liste un peu trop générale, tous les facteurs n’ont pas le même poids, mais il est clair que des conditions difficiles ont aggravé la mortalité dans un contexte de crise. Dans la seconde moitié du IIIe siècle, le nombre des naissances, qui égalait ou probablement excédait celui des décès, aurait cessé d’assurer le remplacement des générations. Ce processus aurait, peut-être, été enrayé, au cours du IVe siècle, par une reprise de la natalité dans le monde rural (P. Salmon 1974).
Cependant, cette reprise n’a eu visiblement que des effets limités en Italie, où les terres cultivées se réduisent encore au IVe siècle. Pour expliquer cette contradiction, deux hypothèses. Premier schéma : il y a reprise, mais elle ne comble pas le déficit démographique du IIIe siècle, la population demeurant stationnaire ou ne croissant que légèrement, l’arrivé de classes creuses à l’âge adulte expliquant ce piétinement. Seconde explication : le dépopulation se serait poursuivi au IVe siècle, mais le fait aurait échappé à l’attention des contemporains dispersés dans cette immense empire et incapable d’évaluer une crise trop longue et probablement entrecoupée de pauses.
Il est difficile de trancher en faveur de l’une ou de l’autre de ces hypothèses. En effet, dans les classes supérieures et les classes urbaines de la société romaine, la restriction volontaire des naissances s’est atténuée sous l’influence du christianisme, et la reprise de la natalité dans les milieux urbains du IVe siècle semble très vraisemblable. Par ailleurs, la démographie du monde servile paraît se modifier profondément. Mais quelle a été l’attitude des classes rurales pas ou peu christianisées ? La régression économique et le climat d’insécurité ont-ils provoqué la persistance de la baisse de la nuptialité et de la prévention des naissances constatées au IIIe siècle ? Ceci est loin d’être certain. L’installation des Barbares dans l’Empire, qui se poursuit, pacifique ou destructrice, constitua un apport démographique qu’on ne peut malheureusement pas évaluer, et contribua au repeuplement de certaines régions. En tout cas, après cette pause hypothétique du IVe siècle, le recul démographique reprit de façon certaine au Ve siècle, sans qu’on puisse en mesurer l’ampleur.
Cette absence de référence quantitative est assurément désolante. Malgré tout, elle ne doit pas empêcher de cerner l’essentiel, de réfléchir aux conditions dans lesquels est advenu l’effondrement de l’Empire romain, avec en toile de fond le recul dramatique du nombre des hommes. Dans l’histoire de l’Empire romain, le constat du recul démographique a été à l’origine du concept de décadence (A. Landry 1936).
Se pose alors une question : l’esclavage a-t-il eu des effets destructeurs, contribua-t-il directement au déclin de l’Empire ? Pour répondre à cette interrogation, il convient d’analyser d’abord les effets démographiques de l’évolution de l’esclavage au fil des siècles.
À partir du principat d’Auguste, la paix romaine tarit l’alimentation des marchés d’esclaves ; les prix montent en flèches. Les guerres de Trajan en Dacie furent encore fructueuses : au terme de la seconde campagne, l’empereur fit vendre à l’encan 50 000 prisonniers, mais on est loin du million de Gaulois vendus par César – effectif mythiques mais qui traduit l’impression du profusion d’antan.
Du fait de la difficulté d’approvisionnement en esclave, l’élevage des enfants d’esclaves nés à la maison (vernae) devint beaucoup plus avantageux que l’achat d’adultes. Columelle, en 42 de notre ère, recommandait aux propriétaires romains d’encourager la fécondité des femmes esclaves pour accroître leur patrimoine (Columelle, De re rustica, I, 8, 19). A cet effort domestique, il convient d’ajouter l’usage bien attesté des ventes d’enfants et les trafics divers autour de l’exposition des bébés.
Si les unions de fait des couples de condition servile se multiplièrent, les naissances résultant de ces ménages ne suffirent pas à maintenir le niveau de population servile. Au Bas-Empire, avec l’humanisation de l’esclavage et l’extension du colonat, le nombre des esclaves diminua. Cette constatation amène à proposer un modèle selon lequel, si la population libre augmente, elle pourra combler les vides ; si elle est stationnaire, la dépopulation proviendra directement du fait des esclaves ; si elle diminue, sa réduction s’ajoutera à celle des esclaves (A. Landry, 1936).
Au-delà de son effet démographique, l’esclavage eut peut-être des incidences indirectes sur les comportements familiaux. Il concurrença la main-d’œuvre libre salariée. Dans les campagnes se formèrent de grands domaines (latifundia). Pour diminuer les dépenses, les grands propriétaires profitaient ainsi des facilités d’une main-d’œuvre à vil prix. Un grand nombre d’artisans et de paysans perdirent leur emploi. Pour faire court, disons que l’économie esclavagiste engendra le chômage, puis un véritable préjugé à l’encontre du travail : bien des propriétaires se seraient habitués à vivre dans l’oisiveté et des largesses de l’État (panem et circenses), une situation qui aurait pu encourager le refus de l’enfant. Mais il est difficile d’attribuer ces nouvelles mœurs à l’ensemble de la société : bien des paysans restaient sans doute fidèles à leur labeur et à leurs valeurs. Et il serait excessif d’expliquer le déclin démographique par des causes morales sans tenir compte, prioritairement, des dures réalités des derniers siècles de l’Empire.
Source : Histoire des populations de l'Europe, Jean-Pierre Bardet et Jacques Dupâquier éd. Fayard