Au début de notre ère le bain n’est pas un luxe mais un facteur de paix sociale ! Rome a son ministre des Eaux, et les Romains leur paradis : des termes luxueux, véritables concessions faites au peuple par l’empereur. Ces lieux de plaisir ont tout pour heurter l’orthodoxie chrétienne.
Descendant de Romulus, qui fut sauvé des eaux, les Romains ont toujours aimé la nage et le bain. La belle Claudia, Cicéron, n’habite pas au Nord du Tibre que pour séduire les jeunes gens qui s’y baignent ; César traverse les fleuves à la nage ; Néron cède au plaisir sacrilège de plonger dans la source sacrée de l’aqua Marcia ; Sénèque ne renonce que sur ses vieux jours à se jeter chaque année, pour le 1er janvier, dans l’eau de l’aqua Virgo. Toniques et fortifiantes, bonnes pour la santé, surtout quand elle est froide, l’eau apporte également aux Romains l’hygiène et la propreté corporelle. Posséder un balnéaire privé devînt donc que très tôt l’un des signes les plus visibles et les plus recherchés de l’abondance et de la réussite sociale. Ce luxe n’était cependant accessible qu’aux notables enrichis par l’argent des conquêtes. Pour les autres, les plus nombreux, on construisit très tôt des bains publics appelés balnea. Le remarquable succès de ces établissements s’explique par le fait qu’il répondait actes ment à la demande d’une clientèle qui avait besoin d’eau chaude et appréciée en même temps le « coup de fouet » que donne l’eau froide. D’abord sommaires, voire inconfortables, les balnea bénéficièrent avec le temps des progrès du chauffage et de l’alimentation en eau. Ils comportaient tous en effet une salle tiède, ou tepidarium, une salle chaude ou caldarium et une salle froide ou frigidarium. Les étapes du bain se trouvaient donc d’emblée définies : on allait de la salle tiède à la salle froide en passant par la salle chaude. Autrement dit, on se préparait eau tiède, on se lavait au chaud, on se baignait au froid et l’on pouvait prolonger à son gré la durée de chaque étape.
Les balnea restèrent cependant toujours des établissements modestes et s’agrandir plutôt en nombre qu’en superficie : il y en avait 160 à Rome à la fin de la république et près de 1000 au IVème siècle après J.-C. Quand l’horreur des guerres civiles lui prit fin, le nouveau pouvoir - celui d’Octave devenu auguste - compris aussitôt qu’un des meilleurs moyens d’affirmer le retour à la paix sociale, au bonheur et à la prospérité générale, était d’offrir à tous ceux dont les plus nantis étaient encore les seuls à jouir : le plaisir d’avoir de luxe. Agrippa, qui fut entre autres importantes fonctions le « ministre des eaux » d’Auguste, entreprit donc, des 29, la construction sur le Champ-de-Mars d’un nouveau type d’établissement inspiré de ce qu’on trouvait déjà en Grèce et en Italie du Sud. Pour la première fois lors nécessaire était amenée par un aqueduc spécial. Toutes les salles étaient disposées, non plus en ligne, mais en cercle autour d’une vaste rotonde et l’ensemble était installé au cœur d’un parc avec un arc artificiel où l’on pouvait nager en plein air au sortir du frigidarium. Ce n’était donc plus vraiment des balnea. On trouva donc un autre nom, évoquant à la fois la Grèce et la chaleur : les termes étaient nés. Ils connurent immédiatement un succès considérable et bénéficiaire ensuite de l’engouement populaire, de la volonté du pouvoir et des progrès continus de la technique. Rome venait, en fait, de découvrir un autre monde. Il restait à en définir le modèle et ce fut Néron, dans son désir de vie inimitable qui le fixa le premier.
Le paradis pour une misère
Les termes qu’il fit construire vers 60, près de ceux d’agrippa, s’étendait sur 3000 m². Néron disparu, ses successeurs s’efforcèrent tout à la fois de bannir sa mémoire et de faire mieux que lui. Après Titus, Trajan éleva des termes qui portèrent à la perfection le schéma Néron le mien desservir désormais de modèles canoniques à toutes les constructions du même genre. La disposition générale était semblable, mais autour du balnéaire, dans l’immense frigidarium était devenu pareil à une basilique, on trouvait maintenant des jardins, des espaces de promenade et de repos, des salles de concert, des portiques et une bibliothèque. Établie sur une surface de 110 000 m², l’ensemble était entouré d’un mur élevé qui viserait du reste de la ville. Les termes étaient devenus comme un monde à part dans lequel s’exposer toute la richesse architecturale et culturelle de l’empire. Le progrès était indéniable et l’ensemble du monde Romains se couvrir de bâtiments semblables dans leur esprit sinon dans leur dimension. À Rome même, Caracalla construisit encore en 217 des termes qui s’étendaient sur 140 000 m², et c’est vers 300 Dioclétien fit élever les plus grands et les plus beaux de tous. Le voyageur qui se rend à Rome par le train arrive à la gare de Termini. Il pourrait se croire au terminus : il est au terme de Dioclétien. Étalé sur une superficie de 150 000 m² et pouvant accueillir 3000 personnes à la fois, il tenait en effet tout l’espace qu’occupe actuellement la place du Quinquecento, la place de la république, l’ensemble du musée national des termes et l’église de Sainte Marie des anges, dans la structure et les imposantes dimensions - sauvegardaient par Michel-Ange à la fin de sa vie - sont toujours celles de l’immense frigidarium centrale. Là où le voyageur attend maintenant son taxi iranien sans cesse autour des termes une extraordinaire agitation. Vendeur de parfums, donc glands, de sandales ou de boissons, militaire en civile, vigiles en patrouille, étrangers venus de tous les coins du monde, intellectuelles et voyous, femme aux allures engageantes ou bande de jeunes gens bruyants, c’était partout des invitations, des sollicitations, des cris, des appels, des odeurs étranges, des relents de tavernes et de cuisine en plein air. On s’approchait de la grande porte, en s’acquitter d’un as - une misère - et l’on entrait. A l’intérieur, c’était un univers de luxe et de beauté : pour quelques heures, on se croyait reçu dans ces palais des rois d’Asie que les Grecs appelaient paradisoi, des paradis. Depuis des siècles le parcours était toujours le même. On se déshabillait dans l’immense vestiaire aux parois de stuc, dans le les murs desquels était aménagé des niches où l’on déposait des chaussures et vêtements. Nu ou presque, chaussé de sandales de bois et prenant garde à ne pas glisser sur les mosaïques et les marbres qui décoraient le sol, on entrait ensuite dans le tepidarium où régnait ordinairement une température de 20 à 30° C pour une géométrie de 20 à 40 %. Dans la chaleur humide, le corps se détendait et s’échauffait, puis commençait à transpirer. On pouvait alors pénétrer dans le caldarium. L’endroit était moins éclairé, moins vaste et la température est montée jusqu’à 40°C. Dans une abside se trouvait une grande baignoire collective, un grand bassin de marbre dont le fonds était tapissé de mosaïques représentant des poissons, des divinités marines ou des monstres marins ; une autre très chaude il tombait en permanence. On n’y accédait en descendant quelques marches sur lesquels on s’asseyait, près de ceux qui s’y trouvaient déjà. Immergé jusqu’à la taille ou jusqu’aux épaules, on est resté aussi longtemps que l’on pouvait. Quand la sensation de chaleur cessait d’être agréable, on allait, à l’autre extrémité de la salle, se rafraîchir à une grande vasque en porphyre qu’une fontaine ornée de griffons alimentait continuellement en eau froide. On restait debout quelque temps près de cette source fraîche en bavardant avec l’un ou l’autre, on se décrassait le corps en le frottant avec un strigile pour enlever sueur et saponaire, et l’on retournait se plonger dans le bassin brûlant. Avant d’entrer, pour finir, dans le frigidarium, les plus sages se ménageaient une transition dans la salle tiède, mais les plus audacieux passaient directement du chaud au froid, de l’eau de la baignoire à celle de la piscine. Au début de leur parcours, les hommes étaient entrés d’un côté du vaste bâtiment, les femmes de l’autre ; ils avaient suivi les mêmes étapes et traverser des salles absolument identiques, les unes à droite, les autres à gauche de la grande pièce centrale où ils se retrouvaient tous pour plonger dans la piscine en plein air. De toutes les salles des thermes, le frigidarium était donc que la plus spacieuse et la plus haute. Il avait l’aspect d’un vaste promenoir, entouré de colonnes en granit rouge et décoré d’œuvres d’art qui en faisait un véritable musée. Tombant des grandes fenêtres haut placées, la lumière du jour et le soleil qui soulignait l’éclat des mosaïques et jouait, dans un brouhaha de rire et de paroles, avec le reflet des marbres colorés. À l’extérieur, dans le prolongement de la salle, miroitaient la grande piscine ; autour d’elle s’est tendait toute une nature arrangée par l’homme, ou la pierre et les statues se mêlaient à la verdure, aux arbres et aux fleurs. Les thermes cependant n’offraient pas que les plaisirs du bain. Avant d’entrer dans la salle tiède, on pouvait déjà s’échauffer dans la palestre en jouant à la balle pour en s’entraînant à la course. Juste après le bain chaud, on pouvait aussi se faire épiler, si c’était nécessaire, ou s’abandonner longuement aux mains expertes d’un masseur. Une fois le corps rafraîchi, c’était encore une autre plaisir de flâner dans les jardins, de s’asseoir, hommes et femmes, à l’abri des tonnelles ou de s’attarder dans les exèdres aménagé pour la conversation. Certains préféraient lire dans la bibliothèque, d’autres écoutaient un concert, et peut-être n’était-il venu que pour cela.
Les bains de Caracalla par Sir Lawrence Alma-Tadema
Sexe, culture et oisiveté
Avec leurs annexes et leurs jardins, les thermes n’étaient donc pas seulement des palais de la chaleur et de l’eau : ils étaient aussi des lieux de sport, de rencontrer de culture. Le musée côtoyait le gymnase et les plaisirs du corps, ceux de l’esprit. Chaque jour, et partout dans l’Empire, des milliers de personnes aux origines les plus diverses s’y abandonnaient, dans le luxe et le confort, au plaisir de l’oisiveté. Le soir cependant, quand enfermer les porter qu’on réduisait le feu sans jamais arrêter, chacun devait retrouver sa vraie demeure est sa vraie vie. Pour beaucoup - la plupart sans doute - c’était la pauvreté d’une ou deux pièces insalubres à l’intérieur d’un immeuble instable est toujours menacé d’incendie. Pendant quelques heures pourtant, ils avaient vécu dans l’illusion d’une vie facile et riche. L’infinie sollicitude d’un empereur tout-puissant leur avait donné une part de la splendeur du monde. Entretenu par la présence, à la fin du IIIème siècle, d’établissement si nombreux et si vaste, cette oisiveté quotidienne imposée déjà un problème. Or les termes recevaient ensemble des milliers de personnes. Au milieu d’une telle foule, les étapes du bain pouvaient évidemment devenir toute autre chose qu’un parcours d’équilibres et de santé. Certes, il arrivait parfois qu’on croise quelque notable ou même l’empereur, mais autour des sportifs et des baigneurs ordinaires grouillaient plutôt toute une foule de voleurs, d’escrocs, de séducteur en tout genre et de prostituées des deux sexes. Avec ses vestiaires immenses, ses couloirs mal éclairés, ses recoins, ses coulisses obscurs et c’est salle emplie de vapeur opaque et traversées de traits lumineux, les thermes peuvent alors nous apparaître comme le théâtre de tous les vices : le riche y étale, comme Trimalcion,, sa fortune insolente ; on n’y prépare des affaires ou des assassinats ; les Messalines y rôdent ; les Nérons s’y prostituent ; la pureté des jeunes gens disparaît dans les palestre, l’honneur des femmes dans les salles de massage et l’argent dans les vestiaires. Toutes les vertus semblent ainsi bouillir et s’évaporer dans une marmite impudique sous laquelle brûle sans trêve des feux d’enfer, et l’épaisse fumée qui s’échappe jour et nuit des cheminées sabbats certains jours sur la ville avec une âpre odeur d’incendie de fin du monde.
Des fantasmes inavouables
Le tableau peut paraître forcé. Dès l’Antiquité pourtant s’élevèrent contre les thermes, et les bains en général, des critiques variées et vives. C’est que tout d’abord, les Romains de la République, au contraire des Grecs, étaient de nature pudique et n’aimaient pas se montrer nus, même en famille. Mais comment prendre un bain sans se dévêtir ? Soutenu par le puissant courant de l’hellénisme, la nudité entra donc progressivement dans les habitudes et dans les mœurs. La mixité en revanche ne fut jamais totalement admise. Les chrétiens fulminaient. Quand, avec Constantin, leur pouvoir devint plus fort, ils obtinrent finalement l’interdiction complète des bains… aux femmes. C’était prendre le problème sous un autre angle et de régler radicalement. On critiquait aussi le luxe insolent des termes et les changements qu’ils apportaient dans le comportement quotidien des Romains. On dénonçait une certaine forme de décadence, celle que produit l’excès de confort quand il abolit les corps est engourdi les arbres. Car c’est bien d’excès qu’il s’agit. On se baignait trop, et à tort et à travers. Chez beaucoup la passion du bain était devenue comme une drogue. Caracalla voulut ainsi que ses thermes fussent ouverts jour et nuit et facilita les choses en faisant éclairer toutes les rues de Rome à grands frais. Ces fantaisies coûteuses et impériales ne sont peut-être que ragots malveillants. Elle donne cependant une image grossie du comportement de gens plus ordinaires et plus modestes. Très souvent, en effet, la frénésie des bains s’associait à d’autres plaisirs qu’on pouvait toujours satisfaire aux thermes ou non loin d’eux. Cette dérive hédoniste et fataliste était manifestement entretenue par un pouvoir soucieux depuis Néron de procurer aux peuples des raisons de croire à son bonheur. L’idée en elle-même était habile et les grands thermes furent un puissant agent de romanisation.
À partir du IIème siècle, en effet, tous les peuples soumis à Rome se mirent à faire, à peu près à la même heure, à peu près la même chose : ils se plongèrent dans l’eau. Les termes diffusaient ainsi chaque jour le même message : ils affirmaient la toute-puissance d’un empereur, maître de l’univers, est capable, en régnant sur la nature et sur les eaux, de répandre en tout lieu le bien-être et les plaisirs. La dérive des plaisirs fut cependant accompagnée d’une dérive du pouvoir. Plus l’empire fut menacé dans son équilibre et plus on construisit de terme. Au Vème siècle cependant, Sidoine Apollinaire célébrait encore la beauté des bains de Narbonne, mais le christianisme évolua vers une ascèse qu’il éloigna des termes au moment même où la religion musulmane, en rendant les ablutions rituelles obligatoires avant la prière, en sauvegardait le principe. Les bains Romains devinrent ainsi les bains turcs, ou hammams, que l’on trouve souvent près des mosquées, dans toutes les villes de l’islam.
À la fin du XIXe siècle, les artistes y trouvèrent un moyen d’illustrer le thème de la décadence romaine, dont on leur avait enseigné qu’elle était exclusivement morale. Avec des images qui n’étaient peut-être que l’expression d’un rêve inavouable, sans doute nous ont-ils transmis une bonne part de leurs fantasmes.
Source : Historia Spécial N° 45, article d'Alain Malissard