Méprisé par les Romains, la civilisation germanique a pourtant légué au Moyen-Âge certaines de ses valeurs et de ses pratiques, organisées autour des coutumes de la guerre. Et jusqu’à certains mythes et légendes qui continuent de résonner, aujourd’hui encore, dans la culture européenne, pourtant si malmenée.
Au IVe – VIe siècle, les peuples germaniques qui franchirent le limes appartenaient à une civilisation semi-nomade, tribale et guerrière. Les populations de langues indo-européennes voisines, étaient présentes dès le Ier millénaire avant Jésus-Christ en Europe septentrionale, dans la région comprise entre la mer du Nord et la mer Baltique. Entrant en contact à l’ouest avec les Celtes puis avec les Romains, et à l’est avec les peuples nomades, dont les Huns, elles subirent les influences les plus diverses. Des Celtes, elles apprirent l’art de travailler le fer, lui assurant une dureté et une élasticité que les Romains eux-mêmes ne furent jamais en mesure d’atteindre et qui préfigure l’acier.
L’innovation servit dans le domaine militaire, essentiellement pour la fabrication d’épées. Celles-ci, produites grâce à la méthode savante du damassage, qui consiste à fabriquer une lame par la soudure et la torsion de plusieurs barres de fer, acquéraient une solidité notable, et une grande beauté. Les peuplades germaniques accordaient une extrême importance aux armes et, plus généralement, à la force et à la valeur militaire. Peut-être est-ce pourquoi, malgré l’abondance des matières premières – les Celtes comme les Germains se trouvaient dans des régions riches en minerais où, de plus, l’abondance des forêts auraient permis d’alimenter des forges -, la majeure partie des outils de travail resta en bois.
Avant que leurs contacts avec les Romains ne modifient leur organisation politique, les Germains étaient regroupés en tribus peu importantes, conduites par un chef. Ce dernier ne possédait cependant que de faibles pouvoirs par rapport à ceux des chefs de lignages, mais aussi des prêtres, et il devait, de plus se soumettre aux décisions de l’assemblé des guerriers. Ces peuples étaient essentiellement sédentaires, mais leurs techniques d’agriculture les obligeaient à se déplacer d’un point à l’autre, à l’intérieur de leur territoire, en suivant le rythme de l’exploitation des champs, qui dépendait elle-même de la pratique du brûlis – l’incendie de portion de forêts afin de cultiver de nouvelles terres fertilisées par les cendres. Pour les mêmes raisons, ils n’avaient qu’un faible sens de la propriété foncière : les Germains élaborèrent à la place du concept romain de propriété absolue celui de « Gewere » (« possession ») – le système féodale et seigneurial allait conserver cette idée quo rendait possible la coexistence de droits divers sur le même bien foncier.
Les échanges avec Rome amenèrent les Barbares à développer le commerce des fourrures, de l’ambre et sur tout des esclaves –faits prisonniers lors des multiples guerres entre peuplades voisines -, afin d’obtenir, en échange, or, bijoux, tissus, poteries, vin, autant de bien de luxe dont les chefs étaient devenus friands.
Conséquence de ces changements sociaux et militaires, les tribus s’agrandirent en rassemblant des populations d’origine diverses, sous l’autorité de rois plus puissants. Ces transformations s’accompagnèrent de profondes mutations religieuses : la religiosité des steppes, chamanique, était fondée sur la possibilité de communiquer avec l’Au-delà au moyen de rituels extatiques (musiques, drogues) qui permettaient au chaman de parler avec les esprits. On décèle cette influence dans le culte que les Germains rendaient à Wotan, connu plus tard dans le panthéon scandinave sous le nom d’Odin : un dieu guerrier et mage-chaman, comprenant les runes (l’ancien alphabet germain) pour avoir bu à la source de la sagesse et pour avoir traversé le rite de la mort.
Ainsi, comme Odin qui avait passé sept nuits, attaché à un arbre, transpercé par un coup de lance, les guerriers les plus valeureux voulaient décéder de mort violente, et même sur un pacifique lit de mort ils se faisaient frapper d’une lance. Ils entraient ainsi dans le Walhalla, la grande salle du palais d’Odin : ils banquetaient avec le dieu et le suivaient – ainsi qu’une véritable troupe de héros morts – dans ses incursions menaçantes lors des tempêtes. La présence dans un ciel d’orage du « Wuotanesheer » (« l’armée de Wotan ») fut une croyance qui persista d’ailleurs longtemps parmi les paysans du Moyen Âge. Echo de ces mythes dans la sphère politique, les rois ostrogoths, lombards et anglo-saxons, entre autres, étaient censés descendre de Wotan, tandis que leurs guerriers les plus fidèles formaient une assemblée qui était l’équivalent terrestre de l’armée du dieu – au moins à l’origine. Ce groupe de soldats, parfois très important numériquement – on dit que celui de Théodoric, roi ostrogoth d’Italie (493-526), comptait jusqu’à soixante mille hommes -, était lié à son chef jusqu’à la mort.
Ces différentes traditions ne survécurent pas à la christianisation. On peut cependant en retrouver des traces au Moyen Âge dans la pratique comme dans l’éthique militaire de la chevalerie, à travers le compagnonnage que celle-ci induisait. De même, l’influence germanique est évidente dans l’adoubement (par lequel le jeune noble est fait chevalier), que l’on peut rapprocher de divers rites barbares, comme l’adoption effectuée « per arma » (c’est-à-dire en offrant des armes au jeune homme). Le nom même de la cérémonie vient probablement du verbe germanique dubban, qui signifie frapper, par référence au coup donné du plat de la main au filleul par son parrain. A l’origine, ce coup représentait une véritable épreuve de force pour le postulant qui devait résister au choc.
Les barbares n’utilisaient que rarement l’écriture l’écriture. Les runes découvertes sur des stèles et des objets en bois ou en métal (boucles, fibules, épées, pointes de lances) ne représentaient pas un vrai système de communication écrite, mais seulement un moyen d’exprimer, de manière cryptique, des activités magiques et sacrées. Ce n’est pas un hasard si certains mots germaniques signifiant « écrire », comme l’anglais write, voulaient dire, à l’origine, « graver » : les runes ont toujours été incisées, même à une époque tardive, et ne circulèrent jamais sur parchemin ou sur tout autre support.
Les cas de conversion des Germains à l’écriture sans passer par le latin sont rarissimes : on peut citer l’exemple des Wisigoths dont, au IVe siècle, l’évêque arien Ulfila traduisit la Bible en gothique, qui devint ainsi une langue écrite. Un important document nous est parvenu dans cette langue : le Codex Argenteus, une Bible confectionnée à Ravenne vers la fin du VIe siècle, et conservée aujourd’hui à Uppsala (Suède).
Mais les Goths représentaient une exception. La culture des autres peuples était orale, fondée sur la mémoire d’hommes rattachés à la sphère du sacré et à celle du droit. C’était sous une forme poétique que se transmettaient les lois, ainsi que les plus anciens mythes sur les origines, remontant à la préhistoire, et les hauts faits des dieux et des héros. La traduction et l’écriture en latin de ces récits et règles, qui eurent lieu dans les différents royaumes barbares à partir du VIe-VIIe siècle, prouvent, quant à elles, l’acculturation des Germains au monde romain.
Toutefois, au cours de ce processus, ceux-ci transmirent à l’occident, sur le point de devenir médiéval, certains éléments de leur univers : valeurs et pratiques guerrières, habileté dans la réalisation d’objet de métal ou de bois, motifs artistiques décorant objets comme églises, règles juridiques. Des thèmes épiques ont survécu, jusqu’à nos jours, à travers le patrimoine onomastique ou des monuments poétiques tels que les Nibelungen. Se perpétue ainsi, au sein même de la nôtre, sans que nous le sachions toujours, l’héritage de la civilisation barbare.
Source : Stefano Gasparri – professeur à l’université de Venise – L’Histoire N° 222