ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
CHAPITRE VI - LES GENTILES
Leur date probable, postérieure à celle des Læti. — Leurs principaux cantonnements.
L’époque où ces nouveaux établissements de Barbares commencèrent à être fondés peut se déterminer d’une manière sinon rigoureuse, du moins approximative. Ils sont évidemment postérieurs à ceux des Læti sur le modèle desquels ils furent créés. Nous n’avons pour les Gentiles aucun texte d’une aussi haute antiquité que pour les Læti qui remontent, nous l’avons vu, à la seconde moitié du siècle. Les premières institutions de Gentiles doivent être contemporaines du Ier siècle, du règne de Constance et de Julien. Nous savons en effet que l’empereur Constance fit la guerre aux Sarmates. Ammien nous a raconté ces diverses expéditions, commandées par le fils et l’héritier de Constantin, expéditions glorieuses pour les armes romaines et qui aboutirent à une paix avantageuse, sinon durable[24]. Les rapports entre les Romains et les Barbares devinrent plus fréquents à partir de cette époque ; il se fit de ce côté-là une infiltration étrangère analogue à celle qui avait eu lieu précédemment dans les Gaules et dans les provinces occidentales. Ce n’était pas sans doute la première fois que les Sarmates étaient admis sur le territoire romain pour le coloniser. Déjà, sous Constantin, les esclaves des Sarmates s’étaient révoltés contre leurs maîtres ; ces derniers avaient dû s’expatrier ; ils étaient venus demander un asile à Constantin qui les avait reçus favorablement, au nombre de plus de trois cent mille de tout âge et de tout sexe, et les avait cantonnés dans la Thrace, dans la Scythie, dans la Macédoine, jusque dans l’Italie ; mais l’expression même dont se sert l’auteur latin (per Thraciam, Scythiam, Macedoniam, Italiamque divisit) prouve qu’ils furent admis sous la tenure du colonat, alors si usuelle[25]. Il en est de même probablement de ces prisonniers goths et taïfales, vaincus par Frigéridus et qui furent relégués en Italie, sur le territoire de Modène, de Reggio, de Parme ; comme colons tributaires[26]. Le rhéteur Ausone, dans son poème de la Moselle, où il décrit le cours du fleuve, et qu’on croit généralement avoir été composé vers l’an 370, parle aussi d’un établissement antérieur de colons sarmates[27], mais il y a lieu de croire que ces Sarmates étaient, comme les précédents, des tributarii et non des colons militaires, tels que les gentiles de la Notitia, ayant à leur tête des Præfecti. Le raisonnement de Zumpt[28], qui prétend qu’on n’aurait jamais établi des Barbares Dedititii si, près de la frontière du Rhin, dans un pays exposé aux incursions perpétuelles des Allamans, n’a pas paru concluant à Böcking[29]. Saint Jérôme, dans sa Chronique, rappelle l’expulsion des Sarmates libres par les Limigantes leurs esclaves, et leur entrée sur le territoire romain[30] ; il place cet événement, sous les fils de Constantin, l’an 337 ; mais c’est évidemment le même fait que nous voyons relaté dans l’Anonyme de Valois, avec une simple différence de date, et par conséquent on ne saurait leur assigner une autre condition que le colonat. Enfin, si on voulait remonter plus haut, jusqu’aux premières guerres des Romains avec les Quades, les Marcomans, les Iazyges, il faudrait chercher, dans les traités conclus par Marc-Aurèle avec ces différents peuples barbares[31], la première origine de l’institution des Gentiles, ce qui n’est ni vraisemblable, ni admissible.
Le texte le plus important que nous possédions sur les Gentiles est la fameuse constitution impériale adressée par les empereurs Valentinien et Valens à Théodose, maître de la cavalerie[32]. Cette constitution interdit formellement et sous les peines les plus sévères toute union matrimoniale des Barbares avec les Romains, des Gentiles avec les habitants des provinces, provinciales. Nous avons déjà eu l’occasion de nous prononcer sur le véritable caractère de cette loi à propos des Fœderati et des Læti ; en ce qui concerne les Gentiles, on ne peut nier qu’elle leur fût applicable. Les Romains avaient lieu de se défier des Barbares et l’on pouvait à bon droit suspecter des mariages qui leur permettaient de comploter contre l’Empire. L’influence secrète des femmes a toujours été considérable. Que de renseignements précieux fournis par elles ! Que d’aveux arrachés à la coupable faiblesse des maris ! Les Barbares, on le sait, n’était pas scrupuleux sur les moyens ; ils ne craignaient pas de joindre la ruse et la force et pratiquaient déjà à un haut degré cette habileté qui distingue encore aujourd’hui les races germaniques. Les Sarmates, en particulier, avaient une réputation de duplicité[33]. Ces trames, ourdies à la faveur de l’hospitalité qui leur était accordée, ces conspirations, ces sociétés secrètes dans lesquelles étaient entraînés les Romains eux-mêmes, devaient irriter profondément le gouvernement impérial et lui dicter parfois des mesures excessives[34], mesures admises par les Barbares aussi bien que par les Romains. Les Rugiens, chassés de leur demeure primitive par les Hérules et établis sur les bords du Danube, dans le pays abandonné par les Quades, n’épousaient jamais des femmes étrangères[35]. Les Visigoths interdirent formellement les alliances de Barbares avec des femmes romaines et de femmes romaines avec des Barbares sous peine de mort[36]. Assurément ce n’était point la différence de religion qui motivait ces exclusions et limitait ainsi le droit de mariage, comme pour les Juifs[37] ; la politique religieuse des successeurs de Constantin était une politique de tolérance et consacrait le principe de la liberté des cultes ; ce fut plus tard seulement qu’on fit des lois prohibitives contre ceux qui demeuraient attachés au paganisme ou qui avaient embrassé l’hérésie.
[25] De Constantine Magno excerpta, § 32.
[26] Ammien, lib. XXXI, c. IX.
[27] Ausone, Mosella, v. 9.
[28] Zumpt, p. 65.
[29] Böcking, De Gentilibus, p. 1085.
[30] Hieronymi chron., ad a. 337 (éd. Roncall., I, p. 498).
[31] Böcking, De Gentilibus, p. 1085 (notes).
[32] Cod. Théod., III, tit. 14, De nuptiis Gentilium, loi 1.
[33] Anon. de Val., Excerpta de Constantine M. — Böcking, De Gentilibus, p. 1088.
[34] Cod. Théod., IX, tit. 14, De sicariis, loi 3.
[35] Procope, De Bello Gothico, III, 2.
[36] Hænel, L. Rom. Visig., p. 92.
[37] Cod. Théod., XVI, tit. 8, De Judæis, loi 6. — Cf. Cod. Just., De Judæis, I, tit. 9, loi 6.