La Gaule soumise au pouvoir militaire et administratif de Rome va toutefois bénéficier de l'apport culturel de la civilisation romaine. Parmi ses apports, un certain art de vivre illustré par exemple par la construction de thermes dont seul les barbares pourraient se passer.
Il n’est sans doute pas une seule ville de la Gaule, même secondaire, qui n’ait été dotée d’au moins un établissement de bains publics. Par exemple, Lousonna (la Lausanne antique) et Martigny en Suisse, en possédaient un, de même que Bliesbruck (Moselle et Allemagne), Antigny (Vienne), Argentomagus (Indre), Izernore (Ain) et Quimper (Finistère). Drevant (Cher) et Néris-les-Bains (Allier) en proposaient deux à leurs habitants, à l’instar de Vaison-la-Romaine au IIe siècle et de Cimiez (Nice). On en comptait trois à Lutèce, Saint-Bertrand-de-Commingues (Haute-Garonne), Saintes, Feurs (Loire) et peut-être aussi à Fréjus. Arles en offrait trois, peut-être quatre, Lyon cinq, voire six. Une telle prolifération de thermes, dont l’usage fut introduit par l’Italie et Rome, ne peut s’expliquer par le seul souci d’hygiène et de propreté corporelle. Ces établissements apparaissent, en effet, comme l’expression d’un nouvel art de vivre. En attendant le repas du soir, on ne manquait pas d’y aller flâner. Au hasard des salles, des couloirs, des cours, des jardins et des portiques, on aimait à s’y retrouver, à s’y relaxer, à entretenir son corps par des exercices physiques dans la palestre ou bien, dans les bibliothèques ou les salles de conférence, à y meubler son esprit. On devisait, on colportait les derniers ragots, on écoutait les diatribes d’orateurs improvisés, on se délassait ou bien on parlait affaires. Aussi les a-t-on comparés à nos cafés et à nos clubs, les assimilant même à nos modernes maisons de la culture. Quoi qu’il en soit, plus sans doute que le forum jugé trop solennel, les thermes furent le lieu de rencontre et de rendez-vous favori des habitants des villes, d’autant que l’entrée était libre ou ne coûtait qu’un prix symbolique.
Mais la fonction des thermes dépassait cette simple notion de délassement et de loisirs. Dans une page célèbre, l’historien latin Tacite rapporte les méthodes employées par son beau-père Agricola, gouverneur de la province de Bretagne de 77 à 84, pour romaniser les Bretons, c’est-à-dire les habitants de l’actuelle Angleterre : « Afin que ces hommes dispersés et grossiers et comme tels prompts à la guerre, s’accoutumassent au repos et au loisir, il exhorte les particuliers, aide les villes à construire temples, fora, maisons, louant l’empressement, blâmant la nonchalance, de telle sorte que l’émulation remplaçait l’obligation. Des gens qui, auparavant, rejetaient la langue romaine, en recherchaient l’éloquence. Puis on prit le goût de nos tenues et la toge devint fréquente, peu à peu on en vint aux séductions de nos vices, aux portiques, aux bains, aux raffinements des banquets ; et chez ces hommes sans expérience, on appela civilisation ce qui était un élément de leur esclavage. » Vie d’Agricola, XXI, 1,2 et 3. On le constate, les bains ne sont pas oubliés et figurent même en bonne place parmi les « instruments d’assimilation », au même titre que la langue latine, les banquets et la toge.
Passé dans les thermes en hommes pressé eût été sans nul doute regardé comme parfaitement incongru. Il convenait de s’y attarder – au moins deux heures, pense-t-on – et tout un programme, voire un rituel, présidait aux opérations du bain. Il était généralement recommandé de se diriger d’abord vers le palestre, une esplanade entourée d’une colonnade où l’on pratiquait quelques jeux et exercices physiques propres à échauffer le corps. Après avoir laissé ses vêtements au vestiaire (apodyterium) et s’être frotté d’huile d’olive bien grasse, on passait dans la salle tiède ou tepidarium. Là, à l’aide de spatules métalliques incurvées, les strigiles, on se faisait longuement racler la peau par quelque esclave. Les gens à tête faible, préconise Celse, un célèbre médecin romain du Ier siècle, devaient y demeurer sans se déshabiller jusqu’à ce qu’une légère transpiration s’établisse ; c’est alors seulement qu’ils pourront se soumettre sans danger à une température élevée. L’étape suivante, conduisait à la salle chaude, le caldarium, véritable étuve équipée de bains très chauds. Il y régnait une température de l’ordre de 55°C dans une atmosphère où l’humidité atteignait 95%. Dans cette ambiance très chaude et saturée d’humidité, gare aux accidents cardiaques quand, si l’on en croit Juvénal (Satires, I, 140-145), tu déposes ton manteau et portes aux bains un paon mal digéré. Delà des morts subites, des vieillards n’ayant pas eu le temps de rédiger leur testament… Après une sudation poussée – la température des bains y était de l’ordre de 40°C - , on passait au massage puis, le corps reposé, on revenait au tépidarium. Le programme s’achevait au frigidarium, salle froide où, tout à loisir, on pouvait se plonger dans des bains d’eau froide.
En Gaule narbonnaise, l’un des établissements de bains les plus ancien, celui de Glanum à Saint-Rémi-de-Provence, fut construit entre 40 et 20 avant notre ère. Son agencement et ses dimensions s’apparentent étroitement à ceux des thermes de Stabies à Pompéi, dans leur dernière phase. C’est la preuve que la formule architecturale des bains publics gallo-romains fut importée d’Italie peu après la conquête de César. Ils juxtaposent d’ailleurs déjà les organes essentiels : frigidarium, tepidarium, et caldarium – ces deux derniers chauffés par un système d’hypocauste sur pilettes -, palestre, piscine (natatio) et annexes diverses.
Voici de quelle manière l’architecte et ingénieur militaire romain Vitruve conçoit les thermes dans son traité en dix livres De architectura, probablement rédigé en 30-26 av. J.C.
- Il faut premièrement choisir la situation la plus chaude, c’est-à-dire qui ne soit point exposée au septentrion. Les étuves chaudes et tièdes doivent avoir leurs fenêtres au couchant d’hiver, et, si l’on découvre quelque empêchement pour cela, il faut les tourner au midi, parce que le moment de se baigner va ordinairement depuis le midi jusqu’au soir. Il faut aussi faire en sorte que le bain chaud pour les hommes, ainsi que celui des femmes, soient proches l’un de l’autre ; pour que l’on puisse chauffer les lieux où sont les vases de l’un et de l’autre bain avec le même foyer (…). Le sol et les étuves doivent être creux et comme suspendu; il sera établi de la manière suivant : il faut premièrement faire un dallage avec des dalles de terre cuite d'un pied et demi qui aillent en penchant vers le fourneau, en sorte que, si l'on y jette une balle, elle n'y puisse demeurer, mais qu'elle retourne vers l'entrée du fourneau; par ce moyen la flamme ira plus facilement sous tout le plancher. Sur ce dallage on établira des piles avec des briques de huit pouces, disposées et espacées en sorte qu'elles puissent soutenir des dalles de deux pieds en carré sur lesquelles sera le dallage (...). La grandeur des bains doit être en raison du nombre des habitants; mais leur proportion doit être telle qu'il leur faut de largeur un tiers moins que de longueur, sans comprendre le promenoir qui est autour de la piscine, et le corridor. La piscine doit être éclairée par en haut, afin qu'elle ne soit pas obscurcie par ceux qui sont à l'entour, et il faut que les promenoirs qui sont autour du bain soient assez grands pour contenir ceux qui attendent que les premiers venus qui sont dans le bain sortent (...).
- Le laconicum, ou étuve à faire suer, doit être joint avec l'étuve qui est tiède, et il faut que l'une et l'autre aient autant de largeur qu'elles ont de hauteur jusqu'au commencement de la voûte, qui est en demi-rond; au milieu de cette voûte on doit laisser une ouverture pour donner du jour, et y suspendre avec des chaînes un bouclier d'airain par le moyen duquel, lorsqu'on le haussera ou baissera, on pourra augmenter ou diminuer la chaleur qui fait suer. Ce lieu doit aussi être arrondi au compas, afin qu'il reçoive en son milieu également la force de la vapeur chaude qui tourne et s'épand dans toute sa cavité.
De architectura, Livre V, X
L’agencement de thermes exigeait une intégration rationnelle des installations de chauffage et des annexes de service. Afin d’éviter toute déperdition de chaleur, il importait de concentrer les espaces à chauffer. Certains dispositifs techniques ne manquent d’ailleurs pas d’ingéniosité. Aux thermes de Sainte-Barbe, à Trèves, l’air circulant dans les hypocaustes était généré par un foyer (praefurnium) à sole inclinée qui donnait sur une galerie de chauffage à la base de laquelle coulait une rigole dont le courant évacuait les cendres vers la Moselle. A Chassenon, les escaliers impressionnants conduisant aux foyers et l’excellente conservation de ces praefurnia témoignent du rôle éminent de ces systèmes de chauffage par hypocauste. Mais ce qui fait l’originalité de ces thermes charentais, qui se déplient sur une superficie de 11 000 m2, c’est l’impressionnant réseau de couloirs souterrains voûtés qui court sous l’édifice, probablement pour la décantation des eaux. Quant aux locaux de service, ils abritaient les énormes réserves de combustibles et l’ensemble des dispositifs techniques liés au fonctionnement et à l’entretien. Aux thermes de Sainte-Barbe, ils constituent avec les conduits d’évacuation, un inextricable labyrinthe souterrain dans lequel s’affairait le personnel soumis à une chaleur et à une humidité à la limite du tolérable…
On peine aujourd’hui, en visitant les ruines des thermes, à imaginer la richesse de leur ornementation. Placage de marbre, peintures, stucs, mosaïques, statues, ajoutaient l’éclat du décor à la majesté des volumes. Aux thermes de Cluny à Lutèce, on ne peut qu’être admiratif devant le frigidarium, l’une des rares salles gallo-romaines qui ait conservé intégralement ses murs et sa voûte sur une hauteur de 14,50m. Sa décoration devait être grandiose si l’on en juge par les consoles sculptées conservées à la base des retombées des voûtes d’arêtes. Les bains publics d’Argentomagus étaient également décorés avec raffinement. Mais ce sont les thermes de Sainte-Colombe qui ont laissé les témoignages les plus significatifs du luxe déployé dans ces établissements. Parmi les œuvres les plus accomplies qui y furent recueillies figure la Vénus accroupie, conservée au musée du Louvre.
Thermes de Cluny (Paris)
Au IVè siècle, le poète Ausone exalte les charmes des thermes mosellans :
- Ai-je besoin de citer ces édifices qui s'élèvent au milieu des vertes prairies, ces toits soutenus par des colonnes sans nombre ? Que dire de ces bains construits sur la grève du fleuve ? Une épaisse fumée s'en échappe, alors que Vulcain, englouti au fond de l'étuve brûlante, roule les flammes qu'il exhale dans les canaux pratiqués à l'intérieur des murailles revêtues de chaux, et condense la vapeur enfermée dans les tourbillons s'élancent au dehors. J'ai vu des baigneurs fatigués à force d'avoir sué dans la salle de bains, dédaigner les bassins et la piscine glacée pour jouir des eaux courantes et, retrouvant bientôt leur vigueur dans le fleuve, frapper et refouler en nageant ses vagues rafraîchissantes. Si un étranger arrivait ici des murs de Cumes, il croirait que Baïes l'Eubéenne a voulu donner à ces lieux un abrégé de ses délices : tant leur recherche et leur propreté ont de charme, sans que le plaisir qu'on y goûte exige aucun luxe.
Ausone, La Moselle, 335-348
Articles à consulter : Les thermes de Sens sur le blog "L'Yonne gallo-romaine", et sur le Blog de Lutèce : Délices et dérives des thermes romains.
Source : Voyage en Gaule romaine, G. Coulon & J.C. Golvin - éd. Actes Sud Errance