Au millieu du XIXè siècle, lors de travaux d'excavation réalisés dans le quartier Saint Marcel à Paris, l'archéologue Théodore Vacquer découvrit une nécropole chrétienne, formée de tombes avec sarcophages en pierre, et d'autres plus simple en pleine terre, mais orientées "selon le rite chrétien", c'est à dire d'est en ouest.
C'est dans l'une de ces tombes que sera découvert pliée en deux sur la poitrine du mort, une petite lamelle de plomb recouverte d'une écriture cursive latine, mais dont le texte pourait bien être en langue gauloise.
Le texte sur lamelle de plomb
Ce genre de textes, rédigé sur tablette de plomb sont appelés par les archéologues tabellae defixionum, ou tablette de défixion, autrement dit de malédiction. Leur usage apparaît dans l'Orient hellénistique où il est très courant, avant de se répandre dans tout l'Empire romain. On les utilise dans le cadre de procédures magiques, pour adresser des demandes à des divinités en général infernales ou tout au moins liées à l'Autre Monde. La Loi des douze tables Lex duodecim tabularum), premier code juridique romain gravé sur une plaque de bronze en 450 ou 449 av. J.-C., l’interdit. Sylla au Ier siècle av. J.-C., à travers sa loi cornelia de sicariis & veneficis, livre au supplice ses praticiens. Au Bas Empire, Constantin, puis Valentinien édictent de nouvelles lois la condamnant. Pourtant, la magie individuelle était bel et bien pratiquée dans tout l’empire, et ce durant toute l’Antiquité.
Contrairement à la magie officielle, placée sous l’égide des Dieux, celle-ci se pratiquait à l’abri des regards, souvent de nuit, dans les forêts, à la croisée des chemins, dans les cimetières, comme en témoignent les auteurs antiques tels qu’Apulée, Horace, Ovide ou Virgile.
L'usage principal qu'on en fait reste la malédiction ( mais il peut s'agir parfois de formules de protection). Et les victimes de malédictions sont nombreuses : voleurs, adversaires, ou même parfois gladiateurs ou conducteurs de chars, dans le cadre d'un pari lors des jeux du cirque. Les motifs peuvent être futils, mais ils sont le plus souvent importants. Et le but de la malédiction est généralement la mort de la personne visée. Le formulaire de ce genre d'inscription est bien souvent le même. On peut prendre pour exemple une des tablettes retrouvées à Bath en Grande Bretagne : "Celui qui a volé ma coupe de bronze est maudit. Je donne cette personne au temple de Sulis, qu'elle soit femme ou homme, esclave ou libre, garçon ou fille, et que l'homme qui a fait cela verse son propre sang dans la coupe. Je te donne ce voleur qui a volé cet objet lui-même, que la divinité le trouve, qu'il soit femme ou homme, esclave ou libre, garçon ou fille"
Mais parfois, ces formules sont plus compliquées, s'accompagnent de dessins ou de mots esotériques incompréhensibles comme abraxas (ancêtre de notre abracadabra), mot qui sera parfois compris comme désignant une divinité.
La plupart des « tablettes d’exécration » apparaissent sous la forme de petites plaques, de feuilles, de lamelles ou encore de petites barres de plomb portant des inscriptions et des signes automatiques (sigils) gravés généralement à l’aide d’un clou durant le rituel d’envoûtement. Le support est systématiquement roulé et éventuellement scellé par le clou ayant servi à la gravure, qui est planté à travers.
Les tablettes de defixion se répartissent suivant cinq groupes définis au début du XXe s. par Auguste Audollent [2] : les affaires judiciaires (defixiones iudiciariae) ; le domaine érotique (defixiones amatoriae) ; le cirque et les autres spectacles (defixiones agonisticae) ; les calomniateurs et les voleurs, et enfin celles dirigées contre les concurrents économiques. Les découvertes faites depuis l’élaboration de cette classification permettent de proposer aujourd’hui un sixième groupe pour celles censées protéger ou maudire un lieu.
Une fois le rituel accompli, les defixiones, véritables contrats passés avec les puissances infernales étaient ensuite déposés dans des puits, des tombes ou de simples fosses, dans un sanctuaire ou encore confiées à une rivière.
Le lieu d’enfouissement n’était donc pas choisi au hasard. La requête pouvait être confiée à un mort, intercesseur privilégié pour toucher les divinités chtoniennes.
Quelques exemples :
Malédiction dans une defixio iudiciariae visant à empêcher un procès :
Je lie Théagène, sa langue et son âme et les paroles dont il se sert ; je lie aussi les mains de Pyrrhias, sa langue, son âme, ses paroles, etc. ; [...] je lie aussi Kineas, sa langue, son âme et les paroles avec lesquelles il aide Théagène ; je lie aussi la langue de Phéréklès, son âme et le témoignage qu’il porte en faveur de Théagène. [...] Je les lie tous, je les fais disparaître, je les enterre, je les cloue « en bas ». Au tribunal et devant le diéthète [arbitre chargé de juger les procès privés], quand ils agissent contre moi, qu’ils ne puissent pas comparaître du tout ni en paroles ni en acte.
Malédiction dans une defixio amatoriae (tablette de Némée, Grèce, IVe siècle avant notre ère), visant à détourner une femme convoitée de son amant :
Je détourne Euboulas d’Aineas de sa face, de ses yeux, de sa bouche, de ses petits bouts de seins, de sa psyché, de son ventre, de [son petit pénis], de son anus, de tout l’ensemble de son corps : je détourne Euboulas d’Aineas.
À Rom (Deux-Sèvres), une tablette trouvée au fond d’un puits antique portait une malédiction lancée par un mime de théâtre qui invoque les démons Apecius, Aquannos et Nana, en leur demandant de faire délirer douze de ces collègues en citant leurs noms.
Les defixions chez les celtes
Les Celtes romanisés ont adopté très rapidement ce genre de pratique. Ils ont écrit des tablettes de plomb en latin, mais parfois aussi en gaulois : ces documents sont d'ailleurs les plus importants concernant l'étude de la langue gauloise car ils sont les seuls à comporter un texte long et suivi. Ces tablettes restent malgré tout rares, si l'on fait exception des découvertes faites dans les sanctuaires de Bath et de Uley, en Grande-Bretagne, lesquels ont livré plusieurs dizaines d'exemplaires (consacrés à Sulis à Bath et à Mercure à Uley). En tout, ce sont dix tablettes qui ont livrés un texte probablement gaulois. L'une d'entre elle vient donc de Paris.
Le texte de Paris
La lamelle découverte par Théodore Vacquer est maintenant perdue. Heureusement, celui-ci en avait fait un moulage et un dessin.
XIRIMI IALL SOLLS(N ou V)O
SOSSIVS.SO.IOS..ISOC
IV
ASVINA
Hélas, mille fois hélas, aucune des diverses tentatives de traduction ou d'interprétation ne permettent de connaître le contenu du texte.
La date du texte
Le contexte archéologique (des sépultures orientées d'est en ouest, sans incinération, et parfois en sarcophage) avait conduit Théodore Vacquer a envisager une date postérieure au règne de Constantin (306 à 337 apr. J.C.). Cette date est très tardive et fait de ce texte un des documents gaulois les plus récents.
Qui plus est, le contexte est chrétien. Le fait de trouver une tablette de malédiction en milieu chrétien ne doit pas surprendre. Ainsi une des tablettes de Bath maudit un voleur "qu'il soit païen ou chrétiens" et rien ne dit que son auteur soit lui-même chrétien. La fouille d'une fontaine consacrée à la déesse Anna Perenna, à Rome, à permis la découverte d'un abondant marériel de magie et de tablettes de défixion, le tout datant de la fin du IVèsiècle, à une époque, donc, où la ville était déjà depuis longtemps le centre de la chrétienté, sans toutefois avoir été uniquement peuplée de chrétiens. On peut néanmoins imaginer compte tenu de ces documents, la transition entre les croyances populaires et la future sorcellerie.
Le fait que le texte "parisien" ait été rédigé en langue gauloise invite à s'interroger : l'auteur était-il gaulois ? Ou était-ce le "messager" (le défunt) qui l'était ? Ou encore le dieu invoqué ?
Les tablettes de malédiction étaient très rares, moins d’une quarantaine sont recensées en Gaule. Les plus anciennes trouvées en France, viennent de la région Sud-Est et ont de toute évidence un lien direct avec l’installation des colonies grecques (Marseille, Nice, Antibes). Elles datent du IVe s. avant notre ère. Toutefois, la majorité des tablettes de défixion découvertes en Gaule date du Ier siècle de notre ère. Les plus récentes sont du VIe siècle. Il est donc clair que ces pratiques étaient peu courantes, et ne peuvent en aucun cas laisser croire à l'adoption, par une partie de la population, à un courant religieux maléfique.
[1] Audollent A., Defixionum tabellae quotquot innotuerunt, tam in graecis Orientis quamin totius Occidentis partibus, praeter atticas in ‘Corpore inscriptionum atticarum’ editas. Collegit, digessit, commentario instruxit et Facultati litterarum in Universate pariensi proposuit, ad doctorisgradumpromovendus, Augustus Audollent…, Luteciae Parisiorum, in aedibus A. Fontemoing, 1904, réimpr. Francfort, Minerva, 1967, 568 p.
Sources : Dossier pédagogique Académie de Versailles _ Histoire Antique Hors série N° 10