En venant s'implanter sur les rives du lac Léman, vers 443 après Jésus-Christ, les Burgondes ont reçu des Romains la mission de défendre la région lémanique (mais aussi les routes qui mènent en Italie) des incursions des Huns, Alamans et autres Barbares. Ce faisant, les Burgondes ont empêché leur nouveau territoire de basculer dans l'univers germanique.
Peuple sans historien, les Burgondes ne sont pas tout à fait sans histoire. Certaines allusions d'auteurs antiques, des notices de chroniqueurs, des lettres de contemporains, des Vies de saints ou des textes législatifs, ecclésiastiques et témoignages épigraphiques, permettent de reconstituer quelques morceaux du puzzle. "Contrairement à une idée reçue, les documents portant sur cette époque sont nombreux, mais ils sont d'un usage difficile, parce qu'ils ne parlent des Burgondes que par allusions", note Justin Favrod, auteur d'une thèse sur le sujet.
Des envahisseurs venus du Nord
On sait peu de choses sur les Burgondes avant 411. Notamment parce qu'ils étaient séparés des Romains (notre source principale) par les Alamans, un autre peuple "barbare" qui jouera un rôle important dans le destin de la future Suisse. Les Burgondes faisaient partie de ces envahisseurs venus du Nord (peut-être de la Scandinavie, puis des bords de la Baltique, puis de l'Oder et de la Vistule) dont l'arrivée vers les frontières, le fameux "limes", a fini par inquiéter un empire romain déclinant.
En 411, un roi burgonde du nom de Gondichaire participe à la proclamation, sur le Rhin, du nouvel empereur romain, un certain Jovin. Même si ce dernier fut rapidement pris, destitué et exécuté, il eut tout de même le temps d'offrir des terres aux Burgondes, avec, à la clé, le statut de fédérés au sein de l'empire romain. "Les Burgondes avaient alors le droit de suivre leurs chefs et voyaient leur subsistance assurée. En contrepartie, ils devaient servir dans l'armée romaine et protéger leur portion de frontière contre d'autres barbares", relève Justin Favrod.
Quel était ce territoire ? La question a suscité des débats interminables, parce qu'elle est liée à la célèbre épopée des Niebelungen, que les Burgondes auraient inspirée.
Des Barbares pour se protéger des Barbares
Les sources se taisent jusqu'en 435. Sans doute parce que les Burgondes ont paisiblement gardé leur morceau de frontière. Mais cette année-là, les guerriers du Nord quittent le territoire qui leur était attribué pour tenter de conquérir une partie de la Gaule belgique. Une tentative stoppée net par le général romain Aetius, qui taille les Burgondes en pièces.
En 443, pourtant, ce même Aetius permet la naissance du royaume burgonde, en octroyant des terres aux survivants. Le Romain organise alors la migration des Burgondes du Rhin vers les bords du Léman, et plus particulièrement dans trois cités: Genève, Nyon et Avenches. Peut-être pour se mettre en paix avec sa conscience, suite au massacre qu'il avait préalablement infligé aux Burgondes ?
"En fait, Aetius se montrait habile, estime Justin Favrod. Il ne concédait pas une région vitale sur le plan économique. Les Gallo-Romains qui l'habitaient continuaient à dépendre de l'administration romaine quand elle était assez forte pour se faire entendre. L'idée d'Aetius était de placer une garde sur un axe routier sensible, notamment le col du Grand-St-Bernard (accès à l'Italie) et le col de Jougne (vers Vallorbe). Ainsi placés, les Burgondes pouvaient stopper une éventuelle progression des Alamans. En attribuant ce nœud routier à un barbare pas trop puissant, Aetius économisait des garnisons en assurant la sécurité de vastes zones."
Jusqu'à l'anéantissement de leur nouveau royaume, en 534, les Burgondes vont jouer le rôle attribué par Aetius : s'opposer aux Barbares venus du Rhin et protéger les cols. Etre une moyenne puissance au rôle stratégique. Un Etat-tampon entre Francs et Ostrogoths. Un royaume trop peu puissant pour menacer ses voisins, mais suffisamment important pour servir d'obstacle entre l'Italie, la Gaule franque et l'Alamania. Une position intenable que les Burgondes ont toutefois tenue près d'un siècle.
Un siècle durant lequel un univers aura basculé. Les rivages du Léman seront définitivement sortis de l'orbite romaine, pour entrer dans un nouvel âge: l'après-Rome. Le Moyen-Age.
Des arrivants bien exotiques
L'une des principales missions politiques des rois burgondes fut de créer une cohésion entre des autochtones romanisés et très largement majoritaires, et des guerriers germaniques, peu nombreux mais influents. Car les Burgondes ne sont pas arrivés par centaines de milliers en Sapaudia, nom de ce nouveau territoire lémanique que Rome leur commandait de partager avec les autochtones. "Déjà minoritaires au départ, lorsque le royaume ne compte que trois cités, les Burgondes sont encore plus minorisés lorsque la Burgondie s'aggrandit considérablement, vers 500, et qu'elle compte 25 cités", estime Justin Favrod.
Ces soldats et leurs familles ont dû paraître bien exotiques aux autochtones qui peuplaient la vallée du Rhône. Les Burgondes parlaient en langue germanique et avaient des coutumes très différentes. Prenez le mariage, par exemple. Alors que dans la cérémonie romaine qui a cours sur les bords du Léman, la dot est versée par la famille à l'époux, le Burgonde, lui, achète sa femme. Sans parler des condamnations farfelues que les Barbares ont pour habitude d'édicter. La punition du voleur de chien, qui consistait à devoir embrasser l'arrière-train de la bête en public, a dû surprendre plus d'un Gallo-Romain.
La Gaule s'est lentement détachée de Rome
Comment les autochtones ont-ils réagi à cette invasion ordonnée ? "Deux courants traversaient l'aristocratie gauloise. Le recours aux Barbares, qui offrent une autonomie à la Gaule par rapport au pouvoir de Rome, a attiré les sympathies de certains. D'autres voyaient l'arrivée des Burgondes comme une menace pour la romanité. Tous avaient raison, répond l'historien. La Gaule s'est lentement détachée de Rome pour ne plus dépendre que des rois barbares."
Reste, modère Justin Favrod, que le recours aux mercenaires barbares permit aussi à la région d'échapper à un grand fléau. Le Fléau de Dieu, le Hun Attila, que le général romain Aetius et les rois barbares fédérés (dont les Burgondes venus des bords du Léman qui ont payé un lourd tribut dans ce conflit) mirent en déroute lors de la bataille des Champs catalauniques, en 451.
Des Barbares utiles mais infréquentables
Dans ce choc des cultures, qui des Burgondes ou des indigènes lémaniques allait l'emporter ? "La fusion entre les Burgondes et les autochtones s'est faite dans le sens d'une romanisation des Barbares. Ils ont appris le latin, ont adopté les rites funéraires et la religion chrétienne des populations locales", relève Justin Favrod. Les archéologues rencontrent ainsi de grandes difficultés pour différencier les tombes des Burgondes de celles des Gallo-Romains de la même époque. Seules les fameuses tombes à tête modifiée (voir encadré ci-contre) font exception. Mais il s'agit de Burgondes de la première génération, cette coutume disparaissant très rapidement.
De leur côté, les aristocrates indigènes commencent par ignorer les nouveaux-venus. "S'ils voient l'utilité des Barbares, ils ne voulaient pas être mêlés à eux, note Justin Favrod. Ils vivaient donc comme avant, vaquaient à leurs occupations mais étaient défendus par d'autres. Et les princes barbares, qui étaient conscients de ne rien pouvoir imposer par la force, jouaient le jeu, ce qui explique la gentillesse attribuée aux Burgondes. Un roi comme Hilpéric écoutait les conseils que les nobles locaux donnaient à son épouse catholique, il mangeait avec l'évêque, dotait les monastères du Jura et recherchait les titres romains."
En fait, les rois burgondes n'apporteront de modification au paysage traditionnel que lorsqu'il faudra définir les modalités de la cohabitation entre indigènes et nouveaux-venus, particulièrement dans le domaine des lois.
Un royaume dépecé pour cause de problèmes familliaux
Pendant longtemps, les Gallo-Romains des bords du Léman se sont considérés d'abord et surtout comme des Romains. Le nouveau royaume burgonde n'avait d'ailleurs pas de nom. En fait, on ne commence à parler de Burgondie que lorsque cette entité politique disparaît. Notamment vers 530, lorsque le royaume vit ses dernières années en faisant face aux attaques successives des Francs et des Ostrogoths.
Ayant fait assassiner son fils, le roi burgonde Sigismond, qui est malgré tout devenu saint, déchaîne la colère d'autres rois germaniques. Et par le jeu des liens familiaux, une série de raids vengeurs mettent le royaume à genoux.
Le successeur de Sigismond, Godomar, ne pourra empêcher la dislocation du royaume. Entre 523 et 534, les Francs qui ont à leur tête des rois mérovingiens vont conquérir les terres burgondes. Les Mérovingiens, qui se partagent les terres de Godomar, découvrent alors les signes d'une nationalité burgonde.
Les habitants du royaume se considèrent comme un peuple et veulent être considérés comme tels. "Le lent processus d'assimilation des Burgondes a quand même fini par donner des résultats", remarque Justin Favrod.
Ce n'est donc qu'avec le traité de Verdun (en 843) que la Burgondie fut définitivement partagée en deux parties par les Francs, et qu'elle ne fut, dès lors, plus jamais recréée.
"Sur les cendres du royaume naquirent encore plusieurs Bourgognes, mais elles n'avaient plus rien à voir avec le royaume de Gondebaud", conclut l'historien.
Quel héritage ?
Si les Francs sont considérés comme les fondateurs lointains de la France, le royaume suève préfigure le Portugal et celui des Wisigoths annonce l'Espagne, les Burgondes, eux, ne sont à l'origine d'aucun Etat moderne. Ni de la Bourgogne, ni de la Savoie médiévale (dont seul le nom, Sapaudia, restera), et encore moins de la Suisse romande, comme l'ont cru certains historiens du XIXe et de la première moitié du XXe siècle.
Pour Justin Favrod, "ces historiens étaient encouragés par quelques passages dans les sources, qui, sortis de leur contexte, suggéraient que les Burgondes étaient des Barbares plus doux que les autres. On pouvait ainsi les opposer aux Alamans que certaines sources dépeignent comme des bêtes féroces, et déduire que les Burgondes avaient protégé la civilisation en Suisse romande, tandis que les Suisses allemands plongeaient dans la barbarie." Et d'ajouter que la Suisse de langue française ne constitua jamais un ensemble homogène. "Tout au plus peut-on admettre que la présence respective des Burgondes et des Alamans sur le Plateau suisse a déterminé à long terme la frontière des langues." Les Burgondes permettant à une partie de la future Suisse de rester dans l'orbite latine, alors que l'autre partie, sous l'influence des Alamans qui ont progressé sur le Plateau suisse jusqu'au VIIe siècle, passait dans le monde germanique.
Source : Allez savoir N°6 - magazine de l'Université de Lausanne