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7 septembre 2013 6 07 /09 /septembre /2013 09:08

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS AU IVè SIÈCLE DANS L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE V. — LES TERRES LÉTIQUES ET LES COLONIES MILITAIRES MODERNES.

 

Rapprochement entre les colonies militaires des Romains et les colonies militaires modernes : 1° les Confins militaires de l’Autriche

 

 

Le système des colonies militaires n’est pas exclusivement propre aux Romains ; il a été adopté par certains peuples de l’Europe moderne, notamment par l’Autriche et la Russie ; les régiments-frontières de la Hongrie, de la Croatie et de la Slavonie, les colonies militaires de la Russie méridionale sur les bords de la mer Noire, offrent plus d’une analogie avec les Læti de l’Empire*. Le maréchal Marmont, duc de Raguse, nommé après la paix de Vienne, en 1809, gouverneur général des provinces illyriennes, avait été chargé par Napoléon de lui présenter un mémoire sur les régiments-frontières ; ce mémoire a été publié plus tard dans la Revue rétrospective[34]. En outre, il nous a laissé dans ses Voyages[35], le meilleur sans contredit et le moins connu de ses ouvrages, une appréciation fort remarquable de ces établissements militaires qu’il avait visités dans le plus grand détail, et que sa compétence en ces matières lui permettait de juger avec une autorité incontestable. D’éminents publicistes de nos jours, des voyageurs et des écrivains français nous ont aussi transmis de curieux renseignements sur l’Autriche orientale, sur l’organisation des Confins militaires[36].

Les confins militaires (die Militärgränze) s’étendent sur une partie de la frontière turque, en Croatie, en Slavonie et en Hongrie. Ils ont été organisés pour repousser les invasions périodiques des Turcs absolument comme les colonies militaires des Romains avaient été créées sous l’Empire pour repousser les invasions périodiques des Barbares de la Germanie. Ils sont nés des efforts continus que firent les commandants autrichiens pour garnir et défendre la frontière, pour opposer aux incursions musulmanes un rempart vivant, une population de soldats et de laboureurs comme celle que Rome avait établie sur la frontière du Rhin et du Danube. Ce fut après la paix de Carlowitz (1699), en vertu de laquelle la frontière austro-turque se trouva déterminée d’une manière fixe, que les Confins militaires prirent une organisation sérieuse et durable. Le prince Eugène de Savoie jeta les bases au système et le maréchal Lascy le porta plus tard à la perfection qu’il devait atteindre. Les longues guerres entre la Hongrie et la Turquie, les dévastations qui en avaient été la conséquence inévitable, avaient réduit la population voisine des frontières à une extrême misère : ce n’était partout, comme aux derniers temps de l’Empire, que villages pillés et incendiés. Les habitants dépossédés, ruinés, exposés à tous les maux de l’invasion, se voyaient contraints d’abandonner les terres même les plus fertiles et de fuir vers l’intérieur pour échapper à la mort ou à l’esclavage : le sol ainsi abandonné se couvrait de broussailles. Pour rendre à l’agriculture ces terres vacantes et en friche, il fallait repeupler le pays, attirer une nouvelle population attachée au sol par la jouissance qui lui en serait donnée, et chargée de le défendre par l’obligation du service militaire. Rome avait compris tout le parti qu’on pouvait tirer d’un pareil système ; elle l’avait appliqué aux vétérans et aux Læti ; l’Autriche fit de même. Les éléments de cette population semi-agricole, semi-militaire, se trouvaient tout préparés : les chrétiens soumis à la Porte avaient émigré en grand nombre pendant le XVe siècle ; des Serbes (les Haidouks), des Albanais (les Clémentins), avaient formé près de Peterwardin une agglomération de plusieurs milliers d’hommes ; on était assuré de leur fidélité, tandis que Rome n’avait pas toujours pu compter sur celle des Barbares.

Le Gränzer (miles limitaneus), ou soldat des Confins, doit à l’État le service militaire en retour du lot de terre qui lui a été concédé et dont le revenu lui est abandonné. Ce service est obligatoire non seulement pour lui, mais pour ses fils, c’est-à-dire héréditaire comme chez les Romains, où le fils du vétéran était soldat par sa naissance. Le Gränzer ne peut sortir de sa famille sans permission ; s’il cherche à se soustraire à l’obligation qui pèse sur lui, il est appréhendé au corps comme vagabond et reconduit dans la maison à laquelle il appartient ; s’il s’échappe une seconde fois, il est puni de la prison ou du fouet. Il lui est formellement interdit de se racheter ou de se faire remplacer ; dès l’âge de vingt ans, si aucune infirmité ne le rend impropre au service, il appartient à l’armée des Confins. La seule différence avec le système romain, c’est que le fils du vétéran ou du Lète était réputé capable de porter les armes à dix-huit ans. Le Gränzer qui se sent fait pour les travaux de l’esprit et non pour manier le soc de la charrue et le fusil n’a qu’un seul moyen d’échapper au servage militaire : c’était déjà celui auquel recouraient les Romains du Bas-Empire : il faut qu’il entre dans les ordres. Le Gränzer, comme le vétéran, jouit de certains privilèges attachés à sa condition ; ces privilèges lui ont été accordés par différents décrets royaux correspondant aux constitutions des empereurs ; il est exempt de l’impôt foncier et de la plupart des contributions indirectes, immunis, mais il doit se nourrir et s’équiper à ses frais.

L’organisation des régiments-frontières, de ces colonies de soldats laboureurs, leur donne un caractère tout à fait à part. La propriété y est collective et non individuelle : elle se trouve répartie entre des associations (Haus communion), dans la langue administrative des Confins. Ces groupes de familles, ces sociétés existaient déjà chez les Slaves méridionaux, Croates ou Serbes, sous la dénomination de zadrouga. L’Autriche n’a eu qu’à transporter sur son territoire militaire cette constitution de la famille et de la propriété particulière aux Slaves et singulièrement appropriée à ses desseins. Les anciens Germains, nous l’avons vu[37], avaient une constitution analogue : les communautés, Gemeinden, possédaient le sol collectivement et le répartissaient entre les différents membres de la communauté pour un temps déterminé ; les Romains, en les transplantant sur le sol de l’Empire, durent aussi tenir compte de cette organisation et l’utiliser. Le bien de fondation (Stammgut) qui forme le véritable avoir patrimonial de chaque famille, sa dotation héréditaire, est inaliénable ; il ne peut être ni diminué ni partagé, comme les castellorum loca ; il comprend une certaine étendue de terres arables[38] ; en cas d’extinction d’une famille, l’exploitation du lot qu’elle possède passe à une autre famille, à la condition de fournir un même nombre de soldats. Les biens excédants  seuls (das Ueberland) peuvent être vendus moyennant une autorisation facile à obtenir.

L’autorité a le droit et le devoir de veiller à ce qu’aucun des biens de fondation ne soit inculte. Le propriétaire d’une terre demeurée inculte pendant trois ans après les assolements d’usage reçoit un avertissement ; après cet avertissement, on lui accorde un délai, et, le délai passé, il est déclaré déchu de son droit et le terrain est attribué gratuitement à une autre famille. En aucun cas, les habitants des provinces limitrophes ne peuvent prétendre à la possession du Stammgut, non plus que les citoyens des villes situées dans les Confins et qui n’en font point partie, bien qu’enveloppées de tous côtés par le territoire d’un régiment[39]. Chez les Romains, les provinciales ne pouvaient pas non plus posséder les terres létiques à cause de l’obligation du service militaire qui s’y trouvait attachée, et les villes, placées au milieu de ces terres concédées aux Barbares, demeuraient toujours sous l’autorité immédiate de l’empereur.

Le chef de la famille, désigné par l’âge ou l’élection, l’administre : c’est un véritable patriarche muni de pleins pouvoirs, mais obligé chaque année de rendre des comptes. La caisse de famille, la caisse commune, lui est confiée ; il pourvoit aux besoins de tous, fait cultiver les terres et habille les soldats qu’il fournit à sa compagnie. Il est assisté dans ses fonctions par sa femme ou une autre femme élue maîtresse de la maison. À la fin de l’année, il est chargé du partage des produits nets entre tous les membres de la communauté. Chacun reçoit une part égale, à l’exception du chef de famille et de la maîtresse de la maison qui en reçoivent deux. Telle est la loi organique des Confins.
Tout ce qui concerne l’administration supérieure et la justice est aux mains des officiers, le but principal de l’institution étant le maintien de l’esprit militaire et le recrutement de l’armée. Le corps des officiers d’économie chargé de l’administration offre les meilleures garanties de capacité, car on les prend parmi ceux qui ont le plus d’intelligence et ils se forment spécialement à cette carrière. Ils exercent la haute surveillance sur la colonie, donnent les ordres, font tous les rapports et correspondent avec le colonel de chaque régiment. La justice civile est rendue par un tribunal de première instance appelé session : ce tribunal est présidé par le lieutenant d’économie assisté d’un sergent-major, de deux sergents, de deux caporaux et de deux chefs de famille de la compagnie ; il se réunit une fois par semaine : c’est une sorte de justice de paix. Les affaires plus importantes sont portées devant un tribunal d’appel, composé de trois auditeurs, gens de loi, mais ayant un titre et un costume militaires : chaque auditeur est assisté de deux officiers. La justice correctionnelle se rend différemment suivant que l’accusé est enrôlé ou non enrôlé. Celui qui est enrôlé est déféré aux tribunaux militaires ordinaires : les autres, ainsi que les femmes, sont soumis à la session. Pour les affaires criminelles, elles sont portées au régiment, devant un tribunal composé d’un chef de bataillon, président, d’un auditeur, de deux capitaines, de deux sergents-majors, de deux sergents, de deux caporaux et de deux soldats. Le jugement n’est exécutoire qu’après l’approbation du colonel qui lui-même ne peut jamais présider.

La condition des terres dans les Confins militaires ressemble beaucoup à celle des terres létiques[40]. Avant 1848, elles étaient attribuées au Gränzer à titre de bénéfice, de fief perpétuel et irrévocable contre l’obligation du service militaire. Les colons avaient le domaine utile, tandis que l’empereur conservait le domaine direct. En 1850 une nouvelle ordonnance déclara que le gouvernement abandonnait en pleine et entière propriété (als wahres, beständiges Eigenthum) les terres dont ils n’avaient eu que l’usufruit (Nutzeigenthumsverhältniss). Les terres des Confins, exemptes de l’impôt foncier, immunes, sont imposées en journées de prestation. Ces prestations servent à l’entretien des chaussées, des magasins de réserve, des corps de garde de la frontière établis à une courte distance l’un de l’autre et désignés sous le nom de cordon militaire, aux réparations qu’exigent les maisons des officiers et des employés publics, absolument comme les terres létiques étaient soumises à l’entretien des routes, des travaux de défense, des forts et du grand rempart. Le territoire de chaque régiment est cadastré ; il existe dans chaque régiment un tableau de toutes les terres avec leur classement : le nom de chaque famille est enregistré à côté des terres qu’elle possède ainsi que le nombre de journées de prestation qu’elle doit.

Le recensement de 1857 donnait pour les Confins une population d’un million d’âmes fournissant une armée de soixante mille hommes, répartis en quatorze régiments d’infanterie de quatre bataillons chacun. Il y avait deux groupes : le groupe occidental comprenant les quatre districts militaires de Slavonie, de Warasdin, de Banat, de Karlstadt, sur la rive droite du Danube, le long de la Save et de ses affluents, composé des Serbes et des Croates : le groupe oriental comprenant le banat de Temeswar en Transylvanie, sur la rive gauche, composé des Magyars et des Valaques. Cette zone militaire forme une bande de terrain dont la longueur était de seize cent quatre vingt et un kilomètres sur une largeur moyenne d’environ vingt-neuf, car la ligne qui forme la limite entre l’Autriche et la Turquie est une ligne toute conventionnelle appelé la frontière sèche. La dissolution du corps des zeklers, gardiens de la frontière transylvanienne, a réduit cette longueur. Aujourd’hui l’invasion musulmane ne menace plus ni l’Autriche, ni l’Europe* ; les patrouilles qui circulent le long de la frontière ne jouent guère que le rôle de rondes de douane. L’armée des Confins, n’étant plus chargée spécialement de la surveillance des frontières méridionales, fait partie intégrante des forces militaires de l’empire et est appelée à prendre part à toutes les guerres, même en pays étrangers. Les Læti, au IVe siècle, nous l’avons remarqué, n’étaient pas non plus exclusivement attachés à la défense des terres létiques ou frontières ; ils servaient à recruter les différents corps des armées romaines. Le Gränzer, envoyé hors de la circonscription de sa compagnie, reçoit une solde et l’État pourvoit à son entretien. La durée de son service actif est de douze années après lesquelles il entre dans la réserve.

L’organisation des Confins militaires de l’Autriche, tant admirée par le duc de Raguse, a sans doute l’immense avantage d’assurer, avec une population relativement peu considérable, le recrutement d’une armée nombreuse et qui ne coûte presque rien, mais il faut reconnaître qu’elle immobilise la propriété comme l’individu et que par là elle porte une grave atteinte au libre développement, au progrès intellectuel et moral d’un peuple. Il peut y avoir dans les Confins un bien être matériel plus grand qu’ailleurs et en quelque sorte garanti par l’État, mais cette organisation ne satisfait point d’autres besoins plus élevés et non moins impérieux de la nature humaine dans toute société arrivée à un certain degré de civilisation elle sacrifie l’individu à l’État ; en cela elle est despotique. L’esprit monarchique et militaire peut seule favoriser la création de pareille institutions, que nous retrouvons en même temps dans la Rome des Césars, dans le vieil empire germanique et dans les pays placés sous la domination de l’autocrate de Russie. Aussi les régiments-frontières tendent-ils à disparaître comme une institution surannée et contraire à l’esprit de notre temps*.

* L'ouvrage est paru en 1873

 

 

[34] Le duc de Raguse, Mémoires sur les régiments-frontières, Revue rétrospective, 2° série, t. I.

[35] Voyages du duc de Raguse en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, etc., t. I, p. 82-103, 5 vol. in-8°, Paris, 1837.

[36] Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1861, L’Autriche orientale, par M. S. René Taillandier. — Ibid., 1er nov. 1869, Les Confins militaires de l’Autriche, par M. Georges Perrot. — Utiésénovic, Die Militärgränze und die Verfassung, eine Studie über den Ursprung und das Wesen der Militärgränz Institution und die Stellung derselben zur Landesverfassung, Vienne, 1861. — Hassel, Erdbeschreibung des österr. Kaiserthurns, Vinar., 1819, in-8°.

[37] Waitz, Deutsche Verfassungs Geschichte, Bd. I, c. II. Ackerbau und Grundbesitz, — Tacite, Germania, c. XXVI.

[38] L’étendue des parts varie suivant les cercles. Chacun comprend toujours joch (arpent) pour maison, cour et jardin, et un nombre de jochs ou terres arables suffisant pour nourrir une famille.

[39] Gränitz, Rechte, loi des Confins, 1704. — Kantonsystem, système des cantons, 1785. — Gränzgrundgesetz, loi foncière des Confins, 1807.

[40] La loi foncière de 1850 suit pas à pas la loi foncière de 1807.

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