ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS AU IVè SIÈCLE DANS L'EMPIRE ROMAIN
CHAPITRE V. — LES TERRES LÉTIQUES ET LES COLONIES MILITAIRES MODERNES.
Les bénéfices romains et les bénéfices mérovingiens.
On désignait chez les Romains sous le nom de bénéfices, beneficia, les terres du domaine public ainsi concédées par les empereurs. Il y avait dans chaque province un registre des bénéfices, liber beneficiorum, où étaient inscrites ces donations ; un bureau spécial, primiscrinium beneficiorum, était chargé de cette partie de l’administration, et placé sous la direction du trésorier général du fisc[25]. On a comparé les bénéfices romains aux bénéfices accordés par les premiers rois de France à leurs leudes ou fidèles, aux fiefs du régime féodal[26]. Cette comparaison est-elle bien juste ? Le caractère essentiel du fief, feodum, était sans doute l’obligation du service militaire ; la transmission héréditaire était reconnue à la condition de porter les armes et de remplir avec loyauté les engagements du contrat, mais là se borne la ressemblance[27]. Le possesseur du fief a un maître, un seigneur de qui il tient son fief et qui peut exiger de lui tous les services attachés à la vassalité, services essentiellement personnels ; le lien qui unit le donataire et le donateur est un lien de dépendance individuelle. Il en était tout autrement des bénéfices militaires concédés par les empereurs[28]. Les obligations du bénéficier étaient contractées en vue de l’Empire, aucune en vue de la personne de l’empereur ; le bénéfice romain entraînait l’obligation de servir l’État ; la terre létique, comme la terre du vétéran était la solde d’un service public. Il y a là une différence profonde et radicale.
On est allé plus loin ; on a prétendu trouver dans les bénéfices de l’Empire l’origine véritable des bénéfices mérovingiens. Le bénéfice mérovingien, d’où le fief est sorti plus tard, est une concession de terre faite en tous lieux et à toutes personnes par des seigneurs ou de simples propriétaires aussi bien que par le roi, en vue d’obtenir pour eux une assistance et des services de toute espèce. Cette définition que nous empruntons à M. Guérard[29], parce qu’elle nous semble vraie et complète, nous éloigne déjà beaucoup du bénéfice romain qui n’imposait que le service militaire. Le bénéfice mérovingien était viager, et non héréditaire[30], la concession devait être renouvelée ou confirmée à chaque mutation de propriétaire ou de seigneur, tandis que, chez les Romains, une fois accomplie, elle était perpétuelle et définitive. Il y a tout lieu de croire que le bénéfice est un produit de la Germanie, surtout quand on considère les rapports frappants qui existent entre cette institution et les habitudes des Barbares avant leur transplantation sur le sol de la Gaule[31]. L’union du chef et du guerrier germain n’était-elle pas déjà personnelle ? N’était-elle pas ordinairement temporaire ? Ne reposait-elle pas sur des obligations et des devoirs réciproques ? La terre patrimoniale seule (sors barbarica, proprium, terra salica), était héréditaire et se transmettait du père aux enfants ; elle devint plus tard l’alleu, allodium. Après la conquête, les rois durent accorder à leurs compagnons une portion des terres qui étaient tombées en leur pouvoir, absolument comme ils partageaient avec eux le butin[32]. Ces terres dont la possession était soumise à certaines conditions furent les bénéfices. Le mot latin beneficium, qui existait pour désigner les terres militaires concédées par les empereurs, fut adopté par les Barbares déjà familiarisés avec la langue et les institutions de Rome. Cette coïncidence ne suffit point pour autoriser à confondre le bénéfice mérovingien avec le bénéfice romain et à lui attribuer une origine romaine. Ce n’est pas du reste la première fois qu’on retrouve ainsi, chez des peuples plus étrangers les uns aux autres que les Germains ne l’étaient aux Romains, des institutions en apparence de la même famille, mais nées spontanément dans différents siècles et sans aucun lien de parenté[33].
[25] Hyginus, De limitibus, p. 193. — Ibid., p. 301. — Godefroi, Cod. Théod., XI, tit. 20, Paratitlon. — Böcking, I, p. 44 ; II, p 54.
[26] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit. Læticæ terræ appellantur quorum ratione Leti obnoxii erant servitio militari : unde haud insulse opinantur viri doctissimi feudorum inde apud nos fluxisse originem, vel certe servitii militaris.
[27] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit. Feudum proprietas rei alicujus etiam ad heredes transitura, retentis solummodo clientela et superiori dominio, cum quibusdam servitiis maxime militaribus, ex pacto statutis.
[28] Lehuërou, Instit. Mérovingiennes, liv. II, c. III, p. 370-371. — Roth., Beneficial- wesen, Viertes Buch, c. IV, p. 416-417 ; p. 436.
[29] Guérard, Polyp. d’Irm, 1re part., p. 505-506.
[30] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit., Beneficium. Beneficium prædium concessum alicui sub annua præstatione et ad vitam tantum utendum.
[31] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit., Feudorum originem a moribus Francorum rectius repetendam existimat Alteserra, De Origine et statu feudorum, pro moribus, lib. I, c. I.
[32] Du Cange, Gloss. med. et infim. latinit., Franci rerum potiti in Gallia, prædia divisere Ducibus et Milltibus idque beneficiario jure, sub lege fidei et servitii. — Lehuërou, Hist. Mérov., liv. II, c. III.
[33] Guérard, Polyp. d’Irm. — La milice feudataire ou bénéficiaire des Timariotes chez les Turcs (militia beneficiaria) offre un curieux exemple de ces analogies.
Les Timariotes, sorte de milice feudataire ou bénéficiaire chez les Turcs, et ainsi nommés des Timares, partages ou divisions établies par Soliman le Magnifique, sont, avec les Zaïms, des propriétaires ou plutôt des usufruitiers de terres concédées dans les différentes provinces de l’empire turc par le sultan, seul véritable propriétaire du sol. Les Timariotes ou vassaux du sultan constituent une noblesse attachée à la culture du sol et destinée en même temps au recrutement de l’armée. Le service militaire est leur principale obligation ; ils fournissent un contingent proportionnel aux revenus de la terre qu’ils tiennent de la munificence du souverain. Le Timariote le moins puissant fournit un seul soldat ; le plus opulent en amène quatre. Le plus pauvre Zaïmite en met quatre sur pied, le plus riche jusqu’à dix. Ces enrôlés sont généralement pris parmi leurs serviteurs ou leurs esclaves, de même que les recrues fournies par les propriétaires romains au IVe siècle étaient des colons. Les fiefs des Timariotes sont donnés à titre précaire et demeurent révocables, bien que parfois ils se transmettent d’une génération à l’autre et deviennent ainsi héréditaires par faveur, sinon en droit.
Leibnitz donne de curieux détails sur les Timariotes dans son fameux projet d’expédition d’Égypte (Consilium Ægyptiacum) présenté à Louis XIV. Il évalue cette milice à plus de cent mille combattants et nous apprend qu’elle se composait de la réserve de l’armée turque, de l’arrière-ban, pospolitia, russenia, en Pologne et en Russie, par opposition à la milice permanente et soldée des janissaires et des spahis, militia stipendiaria.
Le manuscrit original de Leibnitz était demeuré inédit dans la bibliothèque de Hanovre jusqu’à notre temps où il a été retrouvé et publié.
Klopp. — Ausgabe der Leibniz’chen Werke. — Hanovre. 1764, second volume.
Blumstengel. — Leibnitz’s Ægyptischen Plan. eine historich Kritische Monographie, Leipzig, 1869.
De expeditione Ægyptiaca regi Franciæ proponenda, Leibnitii justa dissertatio, ch. XXX (Zaimis et Timariotis), dans le cinquième volume des Œuvres complètes de Leibnitz, publiées par M. Foucher de Careil, Paris, Firmin Didot frères, fils et Cie., 1864.