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29 juin 2013 6 29 /06 /juin /2013 08:14

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS AU IVè SIÈCLE DANS L'EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE V. — LES TERRES LÉTIQUES ET LES COLONIES MILITAIRES MODERNES.

 


Condition des terres létiques identique à celle des terræ limitaneæ.

 

 

À la question des Læti se rattache celle des terres létiques. Qu’était-ce que les terres létiques ? D’après quelles règles les distribuait-on ? À quelles charges se trouvaient-elles soumises ? Avaient-elles quelque rapport avec les bénéfices du moyen âge ?


Les terres létiques étaient des terres vacantes et en friche, généralement voisines de la frontière et appelées aussi pour cela terræ limitaneæ. Elles avaient été abandonnées par leurs anciens possesseurs, obligés de fuir devant l’invasion, et rentraient ainsi dans le domaine de l’État. Le territoire limitrophe avait été de tout temps réservé comme faisant partie de l’ager publicus, et le gouvernement avait le droit d’en disposer de manière à. assurer la défense des frontières. Cette propriété n’était qu’une propriété précaire ; il en est à peu près de même aujourd’hui pour les bâtiments et les terrains situés dans l’enceinte des fortifications des places de guerre. Le plus grand nombre des terres létiques appartenait à la Gaule[1], plus exposée que toutes les autres provinces aux fréquentes dévastations des Germains. Elles étaient surtout répandues dans le nord et dans l’est (per diversa dispersorum Belgicæ primæ) : s’il y en avait dans l’ouest, en Bretagne et en Normandie, c’était pour repousser les pirateries des Saxons qui infestaient alors les côtes de l’Océan. Il n’est pas nécessaire d’insister sur la ressemblance parfaite qui existait entre ces terres et celles des vétérans. On a donc pu appeler les terres létiques des terres militaires[2], à cause de leur caractère essentiel et distinctif. Le mode de concession ne différait pas non plus de celui qui était usité pour les colonies de vétérans.


Les assignations de terres, assignationes et divisiones agrorum, ont joué un rôle important dans l’histoire du peuple romain ; on les retrouve à toutes les époques, soit de la République, soit de l’Empire ; ‘les nombreuses annexions des territoires conquis au domaine public, les confiscations, les déshérences, fournissaient à l’État le moyen de multiplier ces sortes de concessions ; le mot colonie lui-même, colonia, désignait une ville dont le territoire avait été partagé et assigné[3]. Les partages se faisaient d’après certaines règles fixes et déterminées, les lots parfaitement symétriques comprenaient tous un nombre égal d’arpents, jugera. On sait jusqu’à quel point les Romains étaient formalistes. La classe des géomètres, des arpenteurs, agrimensores, chargés du soin de délimiter les terres, jouissait d’un grand crédit ; elle comptait des hommes instruits et remarquables ; les traités qu’ils ont écrit sur ces matières nous ont été conservés dans un recueil intitulé : Rei agrariæ auctores[4]. Ce recueil nous montre le soin qu’on apportait dans les opérations de partage. Le nombre d’arpents dont se composait chaque lot variait suivant la nature du terrain et la fertilité du sol, suivant la dignité et les états de service du concessionnaire[5]. On trouve mentionné tantôt le chiffre de deux arpents, bina jugera, ou deux cents arpents pour une centurie (compagnie de cent hommes), tantôt celui de sept, de dix, de vingt, de quarante arpents. Un lot de terre parfois était donné à plusieurs en commun[6] ; c’est ainsi qu’en Algérie on attribue un certain nombre d’hectares de terrain aux communautés arabes. L’arpent, unité de surface, jugerum, mesurait vingt-cinq ares environ et correspondait à ce qu’une paire de boeufs attelés à une charrue peut labourer en un jour. On compte plus de quarante espèces de colonies, d’après les différents modes d’assignation et les différentes mesures employées pour la composition des lots[7]. Les colonies avaient toujours été le boulevard de l’Empire, propugnacula imperii, en même temps qu’elles servaient à surveiller les ennemis comme les alliés du peuple romain ; c’est l’expression même dont se sert Cicéron[8].

Le pouvoir d’établir ou de fonder des colonies appartint successivement aux rois, au sénat, au peuple, aux empereurs dont la personne était l’incarnation vivante de la majesté souveraine du peuple[9] ; de même qu’autrefois il avait fallu un sénatus-consulte ou un plébiscite pour autoriser une assignation régulière des territoires concédés, de même, sous les Césars, il fallut un ordre du prince, une autorisation impériale, imperialis annotatio, pour que la distribution faite par les censitores fût légale[10]. Nous avons sur ce point un rescrit des empereurs Arcadius et Honorius, de la fin du IVe siècle. Il s’agit des terres létiques et de la manière dont elles devaient être concédées. De nombreux abus s’étaient glissés dans la répartition de ces terres ; il y avait eu des empiétements, des fraudes dont les principales et les defensores, magistrats des cités, s’étaient faits les complices : il est question d’inspecteurs chargés de vérifier les titres et les droits de chacun, d’exercer un contrôle sérieux sur la répartition des censitores. Le rescrit est daté de Milan et adressé à Messala, préfet du prétoire. Le préfet du prétoire, nous l’avons déjà dit, en vertu de la constitution établie par Constantin, centralisait dans ses mains toutes les affaires civiles, comme nos préfets actuels. Les différents types des assignations, formæ, gravés sur des tablettes d’airain, étaient placés dans le cabinet du prince, sanctuarium Cæsaris, avec les registres des partages, divisionum commentarii, sorte de cadastre général auquel, on recourait en cas de contestation[11].

La première charge qui pesait sur les terres létiques était l’obligation du service militaire, militandi onus, attachée à la possession même de ces terres, comme à celle des terres accordées aux vétérans[12]. Aussi ne pouvaient-elles jamais passer à de simples particuliers[13] ; en cas de déshérence ou d’abandon ; elles retournaient nécessairement à un Lète ou à un vétéran. C’est pour la même raison qu’elles se transmettaient de mâle en mâle à l’exclusion des femmes ; celui qui renonçait au service militaire ou cherchait à y échapper renonçait par le fait même à la possession de la terre létique. Cette obligation générale n’était pas la seule : elle entraînait avec elle toutes les conséquences de la vie247 militaire chez les Romains. Le Lète prêtait serment comme le légionnaire et le vétéran ; il était corvéable, c’est-à-dire obligé de prendre la pelle et la pioche pour travailler aux terrassements et aux fortifications élevées sur toute la ligne des frontières (propter curam, munitionemque limitis atque fossati)[14]. Le limes était une frontière artificielle et non naturelle, par opposition à la mer, aux fleuves, aux montagnes, aux espaces déserts ; c’étaient des travaux d’arts (χειροποιητά), comme le grand rempart, les digues, les chaussées, dont on retrouve aujourd’hui presque partout les vestiges, de petits camps fortifiés, entourés d’une enceinte en briques ou en terre, avec un système de tours, turres perpetuæ[15]. On les désignait sous les noms de castra, castella, burgi ; on s’en servait, soit pour observer les mouvements de l’ennemi, soit pour le repousser, soit enfin pour enfermer les approvisionnements nécessaires aux armées. Les Burgarii formaient une population spéciale, attachée au sol et condamnée à y vivre de père en fils[16]. Chaque castellum était entouré d’un territoire imprescriptible qu’on appelait castellorum loca[17]. La garnison établie dans ces castella depuis un temps immémorial était une population exclusivement militaire : les peines les plus sévères avaient été édictées contre celui qui, n’étant pas soldat, castellanus miles, occuperait ou retiendrait ces territoires : il devait être puni de mort et ses biens confisqués[18]. Il ressort cependant d’un texte de loi relatif aux terres limitrophes que de simples citoyens (privati) pouvaient par tolérance prétendre à la possession de ces terres, pourvu qu’ils s’engageassent à remplir les obligations qui y étaient attachées et parmi lesquelles ligure au premier rang l’entretien du retranchement ainsi que du fossé[19]. Ce droit de possession n’était du reste qu’un droit de jouissance et non de propriété absolue[20].

Les terres létiques, grevées des mêmes servitudes que les terres des vétérans, avaient les mêmes droits. En leur qualité de terres publiques elles rentraient dans la catégorie des terres privilégiées, et, comme telles, étaient exemptes de l’impôt, immunes. N’y aurait-il pas eu injustice à exiger l’impôt en argent de ceux qui payaient déjà l’impôt du sang ? Le contrat même de l’engagement des Loti reposait sur une reconnaissance formelle de la jouissance pleine et entière des terres létiques en échange du service militaire qui leur était imposé[21]. La sollicitude des empereurs pour l’armée, et en particulier pour les soldats chargés de la défense des frontières, se manifeste à plusieurs reprises dans le recueil des Novelles de Théodose[22]. Nous y voyons la recommandation expresse adressée au préfet du prétoire et au maître de la milice de respecter et de faire respecter les droits des soldats. Aucune taxe vexatoire ne devait être levée sur eux : les injustes détenteurs des terres létiques ne pouvaient jamais invoquer la prescription contre leurs légitimes possesseurs. Le droit d’immunité, immunitas, de franchise absolue, avait toujours existé en faveur des agri limitanei. Il n’y avait qu’un seul cas où le privilège de l’exemption disparaissait, c’était celui d’un besoin pressant de l’État, d’une superindiction, superindictio, à laquelle le prince croyait devoir recourir pour faire face aux nécessités du trésor, et alors on taxait en raison directe du nombre d’années écoulées depuis la concession[23]. Perreciot tombe dans une grave erreur lorsqu’il définit les terres létiques des terres soumises à l’impôt (terræ censuales), et les assimile aux mainmortes du moyen âge dont le cens est le trait distinctif[24]. Les terres létiques, au contraire, nous l’avons suffisamment démontré, ne payaient aucune redevance.

 

 

[1] Perreciot, t. I, liv. IV. p. 348. — Böcking, p. 119-120.

[2] Rambach, De Lœtis, p. 31.

[3] Wilelmi Gœsii antiquitatum agrariarum liber singularis, c. VI.

[4] Rei agrariæ auctores, édit. Goës. 1 vol. in-4°, Amsterdam, 1674. — Römische Feldmesser. 2 vol. in-8°, Berlin, 1848-1852.

[5] Siculus Flaccus, De conditionibus agrorum, p. 17 et suiv.

[6] Siculus Flaccus, De conditionibus agrorum, p. 17 et suiv.

[7] Siculus Flaccus, De conditionibus agrorum, p. 17 et suiv.

[8] Goesius, Antiquit. agrar. lib. sing., p. 39.

[9] Goës, Antiq. agrar. lib. sing., p. 15-20. — Aggeni Urbici in Julium Frontinum commentarium, édit. Goës. (Rei agrariæ auct.), p. 50.

[10] Cod. Théod., XIII, De censitoribus, tit. 11, loi 9.

[11] Siculus Flaccus, De condition. agrorum, édit. Goës, p. 16.

[12] Rambach, De Lœtis, p. 31.

[13] Rambach, De Lœtis, p. 31.

[14] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1. — Godefroi, Cod. Théod, VII, De terris limitaneis. Paratitlon.

[15] Godefroi, Cod. Théod, VII, De terris limitaneis. Paratitlon. — Le comte de Marsigli, Danubius pannonicomysicus observationibus geographicis, astronomicis, hydrographicis, historicis, physicis perlustratus, passim, 6 vol. in-fol., La Haye, 1726.

[16] Godefroi, Cod. Théod., VII, De terris limitaneis, Paratitlon.

[17] Godefroi, Cod. Théod., VII, De terris limitaneis, Paratitlon.

[18] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 2.

[19] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1. — Rambach, De Lœtis, p. 32.

[20] Godefroi, Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1.

[21] Rambach, De Lœtis, p. 34. — Legum novellarum divi Theodosiani, lib. I, tit. 31.

[22] Leg. Novell. div. Theodos., lib. I, tit. 31.

[23] Lehuërou, Institutions mérovingiennes, liv. XI, c. VII, p. 437. — Cod. Théod., XI, tit. 20, loi 4.

[24] Perreciot, t. I, liv. V, c. I, p. 353.

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