ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre IV - Les Læti.
Condition des Læti : 1° les Læti colons militaires ; assimilés aux vétérans, 2° leurs obligations.
Quelle était la condition des Læti dans l’Empire ? Cette condition, moins connue généralement que celle des Dedititii et des Fœderati, mérite d’être étudiée d’une manière plus particulière. Les Læti étaient avant tout des soldats, milites, comme l’a justement remarqué Rambach[37]. Leur première obligation était le service militaire, (armatæ militiæ obnoxii), obligation héréditaire, qui se transmettait de père en fils, pour eux comme pour les vétérans. Tout fils de Lète devait suivre la condition paternelle et entrer dans les armées romaines dès qu’il avait atteint l’âge prescrit par la loi, c’est-à-dire sa dix-huitième année[38] ; il y était soumis même dans le cas où sa mère seule était d’origine létique[39]. Il ne pouvait pas plus se soustraire à cette obligation que le colon aux charges qui pesaient sur lui par le fait de sa naissance. Le fils d’un Lète qui refusait le service était poursuivi comme déserteur aussi bien que le fils d’un vétéran et ramené de force sous les drapeaux. Le texte de la constitution des empereurs Arcadius et Honorius, datée de l’an 400 et adressée à Stilicon, est formel : Que tout Lète, Allaman, Sarmate, déserteur, ou fils de vétéran ou autre, soumis à la loi du recrutement et destiné à être incorporé dans les légions, reçoive l’éducation et l’instruction militaires[40]. La sévérité du législateur n’admet aucune excuse, aucune dispense (Nulla igitur sit excusationis occasio). L’assimilation est complète ; elle ressort des charges imposées aux Loti comme des droits qui leur sont reconnus. Du Cange, dans son glossaire, fait aussi du service militaire leur caractère distinctif[41]. Les colonies des Læti, destinées comme celles des vétérans à assurer la défense des frontières contre les incursions des ennemis du dehors, étaient de véritables colonies militaires avec cette différence que, au lieu d’être composées de citoyens romains, d’anciens soldats appartenant aux légions, elles étaient formées de Barbares ou d’étrangers appelés à remplacer les provinciales dont le nombre ne suffisait plus pour remplir les cadres des armées. Le Code Théodosien ne renferme que trois ou quatre textes relatifs aux Loti, mais les constitutions impériales sur les vétérans sont beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus explicites, et le rapport certain qui existait entre les uns et les autres autorise à appliquer aux premiers, du moins dans une certaine mesure, ce que nous savons des derniers.
Les vétérans, établis sur les bords du Rhin et du Danube, recevaient des concessions de terres, généralement abandonnées et incultes, qu’on appelait terræ limitaneæ, à cause de leur position voisine de la frontière. C’était, nous dit Godefroi[42], un ancien usage chez les Romains et qui remontait aux derniers temps de la République. Ces terres étaient des territoires ou annexés, c’est-à-dire pris sur l’ennemi, ou occupés par les soldats et dont ils revendiquaient la possession, ou enfin des champs libres et sans propriétaire, désignés sous le nom de terres vacantes, terræ vacantes, et dont le fisc pouvait disposer. Elles leur étaient accordées pour les mettre en culture ; ils en avaient la jouissance et pouvaient la transmettre à leurs enfants, mais seulement à leurs fils et non à leurs filles, à cause de l’obligation du service militaire qui y était attachée. Ils vivaient du produit de ces terres pour lesquelles l’État ne réclamait aucune redevance, parce qu’elles étaient franches de tout impôt et considérées comme une solde, stipendium, les vétérans ainsi colonisés ne cessant pas de faire partie de l’armée active et de consacrer leurs bras à la défense du sol de la patrie. Le gouvernement romain, pour leur faciliter la mise en exploitation, leur faisait l’avance d’une somme d’argent, d’une paire de bœufs et de semences diverses[43]. Ils avaient aussi le droit de faire le négoce afin d’augmenter leurs ressources et pouvaient acquérir de nouvelles terres qui, ne rentrant plus dans la catégorie des terræ limitaneæ, étaient soumises à l’impôt[44].
L’organisation régulière et permanente des colonies militaires de vétérans sur les frontières date certainement des premiers siècles de l’Empire. Elle prit un grand développement au IIIe siècle, au temps d’Alexandre Sévère et de Probus, lorsque les invasions devinrent chroniques et que les barrières naturelles ne suffirent plus à protéger les provinces limitrophes. Lampride, le biographe d’Alexandre Sévère, nous donne quelques détails intéressants sur la fondation de ces colonies, sur leur caractère essentiel et le but que se proposaient les empereurs en les établissant[45]. À cette époque, il y avait encore un territoire romain au-delà du Rhin, territoire plus ou moins étendu suivant la marche et les progrès des légions. C’était ce territoire conquis sur l’ennemi qui devenait la propriété des généraux et des soldats, mais à la condition de le défendre : aussi était-il inaliénable. On pensait que le meilleur moyen d’intéresser les soldats à la défense du territoire était de les en rendre propriétaires. On leur fournissait en outre du bétail et des esclaves pour la culture, de peur que le manque de bras ou le grand âge des colons ne fît abandonner ces champs voisins du pays des Barbares, ce qui eût été un malheur et une honte pour l’Empire. Plus tard, au IVe siècle, les colonies de vétérans ne furent plus établies sur les territoires conquis, mais dans les provinces elles-mêmes ; la frontière avait reculé jusqu’au Rhin ; le Rhin lui-même était souvent franchi par les hordes barbares qui portaient le fer et le feu jusqu’au cœur de la Gaule. Il fallut multiplier les colonies militaires ; on créa, on développa l’institution des Læti destinée à compléter et à renforcer celle des vétérans. Comment pourrait-on douter du rapport étroit et intime qui existait entre ces deux institutions, lorsqu’un rescrit d’Honorius et de Théodose le Jeune, relatif aux terræ limitaneæ, dit formellement que ces terres détenues par de simples particuliers doivent être remises aux Gentiles, ou, à défaut de Gentiles, à des vétérans[46]. Nous verrons dans le chapitre suivant que la condition des Gentiles était analogue à celle des Læti[47].
Les Læti, chargés de la défense des frontières, étaient assimilés aux troupes romaines cantonnées sur les bords du Rhin ou du Danube, et désignés sous les noms de limitanei, castellani, ripenses[48]. C’était, nous l’avons vu, le dernier degré de la milice, (deterior militia). Ils étaient soumis à toutes les corvées imposées aux anciens légionnaires, comme la confection et l’entretien des routes, des ponts, des aqueducs, des camps, des retranchements, des digues élevées sur le parcours du fleuve pour protéger le territoire limitrophe contre les incursions de l’ennemi[49]. Telle avait été précédemment la condition des princes ou des chefs barbares tombés au pouvoir des Romains et incorporés dans la milice inférieure par une faveur que ne partageait point encore le reste de la nation[50]. Böcking n’hésite pas à croire, et en cela peut-être va-t-il trop loin, que les châtiments disciplinaires et les peines corporelles infligés aux recrues faites parmi les Dedititii n’étaient pas épargnés aux Læti[51]. Placés dans la Notitia sous le commandement supérieur du maître de la milice de l’infanterie, magister militum præsentalis a parte peditum, ils ne viennent, en effet, qu’au dernier rang dans l’énumération des différents corps dont se composait la milice de l’Empire[52]. Les Præposituræ dans lesquelles rentraient toutes les colonies militaires des Læti étaient des dignités d’un ordre inférieur, minoris laterculi, qui avaient d’abord relevé du questeur, puis passé dans les attributions du maître de la milice. Les Præposituræ ou Præfecturæ Lœtorum ne constituaient qu’une partie de la légion et ne se confondaient point avec elle, ainsi que l’ont cru certains auteurs ; elles s’en distinguaient comme la cohorte, comme le détachement et le corps auxiliaire. Le chiffre de mille ou quinze cents hommes attribué à l’effectif de chaque préfecture des Læti, d’après un texte de Constantin Porphyrogénète[53], doit être exagéré, car la légion elle-même, à partir de Constantin, ne contenait pas un plus grand nombre de soldats[54].
[37] Rambach, De Lœtis, p. 25. — Roth, Beneficialwesen, Erlangen, 1850. Die Lœti, Zweites Buch, p. 46-50.
[38] Vopiscus, Vit. Probus, c. XVI.
[39] Böcking, II, p. 1064. — Ulpien, V, 8. 24. — Digeste, De statu hom., I, 5. — Gaius, I, 78, 67.
[40] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 12.
[41] Du Cange, Gloss. med. et inf. latinit. Læti.
[42] Godefroi, Cod. Théod., VII, De veteranis.
[43] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 3. — Le follis, monnaie de cuivra pesait le tiers de l’once et représentait la douzième partie de la silique qui était elle-même la vingt-quatrième partie du solidus aureus ou sou d’or. Le sou d’or au IVe siècle valait environ 13 francs, ce qui porterait la valeur du follis à un peu moins de 5 centimes. — V. Becker et Marquardt, III, 2, p. 24. — Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 11. — Roth, Beneficialwesen, p. 50.
[44] Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 3. — Ibid., XI, tit. 1, loi 28.
[45] Lampride, Vit. Alex. Severus, c. LVIII. — Cf. Sybel, p. 43-44.
[46] Cod. Théod., VII, tit. 15, loi 1.
[47] V. le chapitre VI, De Gentilibus.
[48] Perreciot, t. I, liv. V, 2e part., p. 404.
[49] Perreciot, t. I, liv. V, 2e part., p. 404.
[50] Lampride, Vit. Alex. Severus, c. LVIII.
[51] Böcking, II, De Lœtis, p. 1068. — Eumène, Panég. de Constance, c. IX.
[52] Böcking, p. 119, 122.
[53] Constantin Porphyrogénète, In thematibus. Collection byzantine, Bonn.
[54] Naudet, t. II, 3e part., c. V, p. 157.