ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre IV - Les Læti.
Étymologie du mot Lœtus.
Les Læti forment une troisième classe de Barbares établis dans l’Empire au IVe siècle ; classe moins nombreuse que les précédentes, mais très importante. Qu’était-ce que les Læti ? Que faut-il entendre par cette dénomination ? À quelle race appartenaient-ils ? Quelles étaient les conditions de leur établissement dans l’Empire ? En quoi différaient-ils des Dedititii et des Fœderati ?
La question des Læti a été étudiée à divers points de vue par les historiens, les savants et les jurisconsultes modernes ; tous ont cherché à expliquer et à commenter le petit nombre de textes anciens que nous possédons sur les Læti : Grâce à ces études, à ces recherches et à d’ingénieux rapprochements, nous pouvons aujourd’hui nous faire des Barbares désignés sous le nom de Læti une idée assez exacte et voisine de la vérité. Il ne faudrait pas en conclure qu’un accord parfait se soit établi entre les savants qui ont traité cette question. Les textes de l’antiquité ne nous sont parvenus que par l’intermédiaire des copistes : les manuscrits sont pour la plupart incomplets, remplis de passages interpolés et se prêtant aux interprétations les plus diverses. Ce qu’on peut dire, c’est que les divergences portent sur des points de détail plutôt que sur le fond même de la question : les résultats généraux demeurent acquis à la science.
La seule étymologie du mot Læti qu’on trouve écrit indistinctement Læti ou Leti a fourni la matière de nombreuses dissertations ; on a écrit des volumes à ce sujet ; pour s’en convaincre il suffit de lire le commentaire de Böcking et sa bibliographie des Læti[1]. L’étude des étymologies n’a plus de nos jours un simple intérêt de curiosité : les récents progrès* de la philologie lui ont donné une base certaine et elle est appelée à résoudre de véritables problèmes historiques. En ce qui concerne les Læti, son importance est manifeste. Le nom sous lequel ils sont désignés, suivant qu’il appartient à telle ou telle langue, à tel ou tel idiome, peut nous révéler leur origine première, le pays d’où ils sont sortis et la condition dans laquelle ils ont vécu. Évidemment le mot Livius, malgré sa ressemblance avec certains mots latins, n’est pas un mot d’origine latine, et il est impossible de s’arrêter à l’étymologie par trop naïve de Godefroi ou de l’abbé Dubos[2] qui le confondent avec l’adjectif lœtus appliqué aux Barbares pour exprimer l’élan et le contentement de ces nouveaux hôtes de l’Empire. C’est ailleurs qu’il faut chercher la véritable étymologie. Celle de Gaupp[3], qui le fait dériver du grec λήϊτος, λάϊτος, λήτος, et le donne comme synonyme de δημόσιος équivalant au latin gentilis, n’est pas plus vraisemblable. Le texte grec de Zosime[4] relatif aux Læti porte είς Λετούς, έθνος Γαλατικόν et non είς Λήτους ; c’est plutôt l’expression latine transportée dans le grec qui n’avait point de terme correspondant, comme le mot fœderati traduit littéralement par φοιδεράτοι. En outre, les Gentiles, malgré leur condition analogue à celle des Læti, s’en distinguaient essentiellement, nous aurons occasion de le démontrer plus tard.
Est-ce donc aux langues germaniques qu’on doit demander le sens de cette expression que les Romains n’avaient point créée, mais qu’ils empruntèrent et adoptèrent pour désigner une classe d’étrangers admis dans certaines conditions déterminées ; et, dans ce cas, quel est celui des dialectes allemands d’où elle dérive ? On retrouve partout, sous des formes peu diverses, le mot lidus, ladus, litus, lito, lâtan, lassus, lazzus, lyt, letus même, avec des acceptions voisines l’une de l’autre ; il désigne toujours une classe intermédiaire, distincte des hommes libres et des esclaves, soumise à des obligations spéciales[5]. Est-ce enfin la langue celtique qui a fourni ce terme employé dans les Gaules pour marquer un état correspondant à celui des Læti de l’Empire ? Cette dernière opinion a été soutenue par Leo[6], Sybel[7], Mone[8], et quelques autres savants qui ont remarqué que tous les établissements des Læti mentionnés dans la Notitia se trouvent sur le territoire des Celtes. En somme, il peut y avoir du vrai dans les deux opinions[9] ; l’histoire fournit de nombreux exemples de ces emprunts faits par les vainqueurs aux peuples vaincus, à leurs usages, à leurs institutions, voire même à leur langue. Les Celtes dans leurs migrations à travers l’Europe ont suivi le cours du Danube, et M. de Ring a pu remarquer que souvent les forts, les camps romains avaient été établis sur l’emplacement d’anciennes fortifications celtiques[10].
Ce qui semble bien démontré, c’est que la ressemblance du mot Læti avec l’allemand leute (gens de guerre, hommes d’armes) n’est qu’une ressemblance fortuite et qu’il faut renoncer à l’étymologie adoptée pas Rambach[11], ainsi que par M. Ozanam[12] et la plupart de nos historiens modernes. M. Guérard, dans son remarquable travail sur le polyptyque d’Irminon[13], véritable chef-d’œuvre du genre, consacre un chapitre aux Læti et attribue à ce mot la signification d’auxilia (troupes auxiliaires), s’appuyant sur le sens général de la racine lid, led, dans la langue des peuples de la Germanie, comme dans les plus anciens monuments des langues du Nord. Nous nous rattachons à cette dernière étymologie qui n’est pas celle de Böcking[14], mais qui nous semblé s’accorder parfaitement avec le rôle que les Læti ont été appelés à jouer dans l’Empire.
* Le livre a été édité en 1873
[1] La bibliographie des Læti a été résumée par Böcking dans son commentaire de la Notitia Dignitatum (De Lœtis), Not. imp. Occident., t. II, p. 1044-1080.
[2] Godefroi, Cod. Théod., VII, tit. 20, loi 12. — L’abbé Dubos, t. I, c. X.
[3] Gaupp, Fünfter Abschnitt, p. 169.
[4] Zosime, lib. II, c. LIV.
[5] Böcking, Not. Dignit., De Lœtis. — Loi salique, lidus, ledus, litus, ledus. — Loi des Allemands, des Frisons et des Saxons. litus, frison, let, gothique, lâzan, lâtan (segnis, ignavus, piger, tardus, deses, hebes), anglo saxon, lyt, lœt. — Glossarium Wachteri, læti, lassi, lazzi, liti, ledi, litones.
[6] Leo, Die malb. Glosse, (gallois) luidh, laidh, (welsche) llwyth, llety (hospitium) llettwyr, (hospes), Armoricain, llydaw (Letavia).
[7] Sybel, Die deutschen Unterthanen, p. 40.
[8] Mone, Urgeschichte des badischen Landes, t. II, p. 248. (Die Läten), leth (die Hälfte), lled (theilweis, halb).
[9] Laferrière, Droit civil, t. II, p. 317.
[10] De Ring, op. cit., passim.
[11] Rambach, Dissertatio juris publici Romani de Lœtis, Hahn, 1772, p. 17.
[12] Ozanam, Les Germains, t. III des œuvres complètes, c. VI.
[13] Guérard, Polyptyque d’Irminon, 2 vol. in-8°, t. I, p. 254. Je ne doute pas que le nom de Læti n’eût la signification d’auxilia dans la langue des peuples de la Germanie. Le mot de lid ou led l’a conservée dans les plus anciens monuments des langues du Nord. — Moët de la Forte-Maison, Les Francs, leur origine et leur histoire, Paris, Franck, 1868, 2 vol. in-8°. (L. III, c. IV, t. I.)
[14] Böcking rattache ce mot d’après Grimm à la racine laz (lats en gothique) exprimant l’idée de lenteur, d’inaction, de paresse, d’infériorité (segnis, ignavus, piger, tardus, deses, hebes).