ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre III - Les fœderati.
Condition des Fœderati. — Leurs droits civils et politiques : 2° le commercium.
Le commercium, droit connexe au connubium, était généralement accordé aux mêmes alliés de Rome. Ces deux droits se complétaient l’un l’autre. Le commercium n’était pas seulement, au sens légal du mot, la faculté d’échanger librement les produits de deux pays, mais un ensemble de droits civils, tels que celui de posséder, d’acquérir, d’aliéner par un contrat que reconnaissait la loi, et qui était placé sous la sauvegarde de l’autorité. En dehors du commercium il n’y avait point de propriété véritable, point de transaction valable ou dont l’exécution fût assurée[76]. On comprend dès lors l’importance attachée à ce droit, soit par les Romains, soit par les peuples appelés à entrer dans l’alliance romaine. Au-dessus du connubium et du commercium, il ne restait, pour compléter le droit de cité, que le droit de suffrage, jus suffragii, et ce droit était devenu à peu près illusoire depuis que la souveraineté du peuple avait été déléguée à l’empereur par un mandat perpétuel, depuis que l’élection à toutes les magistratures avait passé des comices au chef de l’État.
Les relations commerciales des Barbares avec l’Empire datent des premiers siècles de l’ère chrétienne. Tacite dans un passage de ses Annales, parle de négociants romains établis chez les Suèves, avec lesquels existait un traité de commerce, jus commercii[77]. Dans son livre sur les mœurs des Germains, il mentionne le droit qu’avaient obtenu les Hermundures, à cause de leur fidélité à l’égard de Rome, de commercer, sans aucune surveillance, dans la province de Rhétie, voisine de la frontière du Danube[78]. La plupart des traités, des alliances conclues avec les différents peuples de la Germanie, renferment des stipulations particulières sur ce point. On mit d’abord une certaine réserve dans ces sortes de conventions ; les villes assignées aux Barbares pour le commerce se trouvaient toutes rapprochées de la frontière ; c’étaient généralement des camps romains, des places fortes, munimenta, occupées par des garnisons romaines ou des colonies dont la population se composait d’éléments militaires plutôt que civils[79]. En dehors de ces villes dont le nombre se trouvait assez restreint, il leur était expressément défendu de faire aucun trafic d’importation ou d’exportation[80] ; les marchés, nundinæ, revenaient seulement à des époques périodiques, déterminées par des traités, et les centurions devaient surveiller ces réunions afin de prévenir la fraude ou la trahison[81]. Les peuples alliés n’étaient pas soumis aux mêmes restrictions ; ils pouvaient circuler librement dans les provinces qui leur étaient ouvertes ainsi qu’à leurs produits par un privilège analogue à celui dont jouissaient les vétérans établis sur les frontières. Les Goths fédérés, auxquels on avait accordé le droit de commercer avec les Romains, jus commercandi, ne l’exercèrent d’abord que dans deux villes situées sur les bords du Danube, mais ils finirent par obtenir une entière liberté, sans désignation de lieux ni d’époques. Cette faculté, du reste, comme l’attestent plusieurs constitutions du Code Théodosien, était sujette à être révoquée[82]. Certains objets qu’il eût été imprudent ou dangereux de mettre entre les mains des Barbares à cause de l’usage qu’ils pouvaient en faire, tels que l’or ou l’argent monnayé, le fer brut ou travaillé, le vin, l’huile, les liqueurs fortes, étaient désignés sous le nom de marchandises interdites, merces inlicitœ, et les peines les plus sévères avaient été édictées contre ceux qui seraient pris en flagrant délit de contrebande[83]. Il est difficile aujourd’hui d’apprécier les motifs qu’avait eus le gouvernement romain, au moins pour quelques-unes de ces mesures ; il est certain que Rome voulait empêcher les Barbares de lui dérober le secret de ses armements, de ses productions, de ses arts ; en un mot de ce qui constituait sa supériorité, soit matérielle, soit morale. On redoutait les communications secrètes, très nombreuses alors. Sans parler des émissaires que les Germains avaient dans l’Empire, l’émigration romaine en Germanie, sujet encore peu étudié et pourtant fort curieux[84], prenait tous les jours des proportions plus inquiétantes. Aussi avait-on soin de stipuler dans chaque traité la reddition des prisonniers à laquelle les Romains attachaient la plus grande importance[85]. Malgré toutes ces précautions et ces défenses partielles, les Romains et les Barbares ne cessèrent jamais de commercer entre eux ; deux peuples voisins ne peuvent s’isoler complètement l’un de l’autre : il faut nécessairement qu’il s’établisse entre eux certains rapports, un modus vivendi quelconque. Les pelleteries, les bestiaux, les peaux de bison, les plumes d’oie, le chanvre, les blondes chevelures que les matrones achetaient à prix d’or se vendaient sur tous les marchés de Rome en échange des étoffes, des armes, des objets de luxe, de divers ustensiles fabriqués dans les villes du Rhin ou de la Vindélicie, et que les Germains ne connaissaient point[86].
Le connubium et le commercium avec leurs conséquences civiles et politiques, n’étaient pas les seuls avantages accordés aux Barbares devenus les alliés et les sujets de l’Empire par un contrat volontaire. Établis dans les provinces avec leurs femmes, leurs enfants, leur famille tout entière, ils y apportaient et y conservaient le caractère propre à leur nation. On ne saurait se faire une juste idée de ces établissements qui, comme on l’a dit, couvraient la surface de l’Empire dès la fin du IVe siècle, sans se rappeler l’organisation de la tribu chez les Germains. Les Barbares vivaient en communauté sur le sol romain, de la même manière que dans leur patrie originelle. Ces communautés, Gemeinden, étaient formées des mêmes éléments, composées d’un même nombre de famille[87] : elles avaient leurs chefs élus, non par l’empereur, mais par l’assemblée publique ; ce n’étaient pas les gouverneurs des provinces, mais les chefs nationaux qui rendaient la basse justice et réglaient les différents survenus entre les membres de la communauté ; en matière civile et criminelle on n’appliquait point la loi romaine, mais bien les lois et les coutumes du vieux droit germanique, si ce n’est dans les cas d’appel ou de contestations entre Romains et Barbares. Les assemblées périodiques, Dingtagen, se réunissaient pour traiter des affaires communes ; la même liberté présidait à l’exercice du culte et à la célébration des fêtes religieuses[88]. Aucun lien de dépendance directe et immédiate ne rattachait ces peuplades à l’administration romaine qui ne se mêlait en rien de leur organisation intérieure, pourvu que cette organisation ne troublât point l’ordre et la paix de l’Empire ; généralement séparées du reste des habitants par leurs mœurs, leurs usages, leur juridiction civile, sinon militaire, leur langue, leur costume même, elles formaient autant de petits États dans l’État, ne relevant que de l’empereur et des officiers supérieurs de l’armée, sous les ordres desquels elles se trouvaient placées comme troupes auxiliaires.