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20 avril 2013 6 20 /04 /avril /2013 12:17

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

Chapitre III - Les fœderati.

 

Condition des Fœderati. — Leurs droits civils et politiques : 1° le connubium

 

Quelle était en somme la condition légale des Barbares désignés sous le nom de Fœderati ? Quelle part avaient-ils aux droits civils dont jouissaient les citoyens romains ? Comment et dans quelle mesure devenaient-ils sujets de l’Empire ? Jusqu’à quel point conservaient-ils leur existence propre, telle qu’elle avait été dans la Germanie ? Il est difficile de donner une réponse précise et satisfaisante à chacune de ces questions qui se posent naturellement devant l’historien. Les documents officiels que nous possédons sont incomplets ; nulle part les rapports, soit de la vie publique, soit de la vie privée, entre Romains et Barbares ne sont établis comme nous chercherions aujourd’hui à les déterminer ; les monuments sur lesquels étaient gravés les traités ont été détruits ainsi que les archives de la diplomatie romaine[57] ; la plupart des inscriptions qui pourraient nous guider dans nos recherches ont subi le même sort ou attendent encore l’heureux investigateur appelé à les découvrir[58] ; nous ne trouvons, soit dans la législation, soit dans les textes des auteurs contemporains, que des renseignements épars et incohérents. Les règles qui présidaient à tous ces contrats, à toutes ces alliances, bien que fondées sur l’ancien droit des gens des Romains, n’étaient pas toujours fixes et se modifiaient selon les besoins et les nécessités de la politique. Toutefois, il n’est pas impossible, au milieu de cette variété d’applications, de retrouver et d’indiquer certains principes généraux.

 

Parmi les droits que Rome refusait aux étrangers, peregrini, et qu’elle accordait par une sorte de privilège à ses alliés, il y en avait deux de la plus haute importance, et qui à eux seuls constituaient la plénitude des droits civils pour ceux qui n’étaient pas citoyens romains ; c’était le droit de mariage, connubium, et le droit de commerce, commercium. Nous verrons dans quel sens il faut entendre ces deux mots. Les sociétés antiques reposaient sur le privilège ; c’était la forme invariable, unique, par laquelle on pouvait y entrer.

Les peuples qui avaient le droit de mariage, connubium, pouvaient s’unir avec les Romains270 par les liens du sang ; les mariages ainsi contractés étaient reconnus valables comme ceux des Romains entre eux, et assuraient devant la loi les mêmes prérogatives. Ce droit, fort recherché dès l’origine, à cause des nombreux avantages qui s’y trouvaient attachés, avait été successivement accordé aux Latins, aux Italiens, aux provinces, après le fameux édit de Caracalla, et enfin aux Barbares devenus les seuls peregrini. On sait que le droit latin, jus Latii, et le droit italique, jus Italicum, furent concédés de bonne heure à des villes qui se trouvaient en dehors de l’Italie, à titre de faveur ou de récompense. Il dut en être de même pour ces peuples étrangers réunis volontairement à l’Empire et dont l’alliance ressemblât à celle que Rome avait conclue autrefois avec les villes fédérées, distinctes des colonies, des municipes et des villes tributaires[59], comme les Fœderati se distinguaient des Dedititii, auxquels nous les voyons perpétuellement opposés[60]. En qualité d’étrangers, peregrini, les Barbares se trouvaient naturellement exclus du connubium et du commercium, réservés aux seuls citoyens ou à ceux qui avaient obtenu le droit de cité en faveur d’une loi spéciale ; c’est ce qui explique un certain nombre de mesures restrictives apportées par le législateur dans leurs rapports avec les Romains.

 

Ces rapports prirent un tel caractère qu’il ne fut plus possible de maintenir la séparation rigoureuse des deux races. Malgré les précautions que prirent les empereurs pour empêcher les mariages mixtes, le simple rapprochement des populations, les relations quotidiennes qui s’établirent entre elles, surtout dans les provinces voisines de la frontière du Rhin et du Danube, comme les deux Germanies, amenèrent nécessairement un mélange du sang ; réunies par des intérêts communs elles durent chercher à cimenter cette union par les liens plus étroits de la parenté. Nous savons d’une manière positive, par des inscriptions du Taunus[61], que les vétérans établis en qualité de colons militaires dans ces pays limitrophes s’unissaient à des femmes germaines ou gauloises dont les parents étaient venus fixer leur résidence sur le même territoire, et que les enfants nés de ces mariages prenaient à la fois le titre de citoyens romains et de citoyens de la tribu dont leur mère était issue[62]. Nous voyons également, par des inscriptions découvertes dans la Hesse et le Nassau, qu’à Mayence la population de la cité s’était formée du mélange des Romains avec les anciens habitants, et que les municipes du Taunus comptaient un grand nombre de Germains d’origine mêlés aux Romains et jouissant de nombreux privilèges[63]. C’étaient sans doute plutôt les Romains qui épousaient des femmes barbares, mais le fait n’a pas moins d’importance, et il paraît difficile de l’admettre sans supposer la possibilité réciproque d’alliance entre les Barbares et des femmes romaines. Il suffisait d’un rescrit, d’une autorisation spéciale de l’empereur, ayant force de loi, pour renverser les obstacles opposés à de telles unions et souvent la politique y était intéressée. Vopiscus, dans la biographie de Bonosus, nous dit que le lieutenant d’Aurélien avait obtenu l’autorisation d’épouser une princesse d’un rare mérite, appartenant à la nation des Goths, afin qu’elle pût le tenir au courant de ce qui se passait chez eux[64]. L’empereur Gallien, pour se concilier la faveur des Barbares et s’en faire un appui, avait épousé précédemment une princesse allemande, Pipa, fille du roi des Marcomans et accordé au père, par suite de cette alliance, un établissement important dans la Pannonie[65].

 

Que faut-il donc penser du texte si formel du Code Théodosien, par lequel les empereurs Valentinien et Valens, défendent sous peine de mort, aux habitants des provinces, de contracter des mariages avec les Barbares[66] ? On l’a souvent invoqué pour montrer que les Barbares ne jouissaient pas du connubium. Ce rescrit impérial, adressé à Théodose, alors maître de la cavalerie dans les Gaules et occupé à combattre les Allamans dans les Rhéties, comme nous l’apprend Ammien au vingt-huitième livre de son histoire[67], date de l’année 370 et non 365, ainsi que le mentionne Gaupp[68]. Il s’applique plutôt aux provinces dont l’illustre général avait le commandement militaire, qu’à toute l’étendue de l’Empire ; l’expression même de Gentiles dont se sert le législateur ne désigne qu’une catégorie des Barbares au service de Rome. Godefroi, dans son savant et judicieux commentaire, remarque que ce fut seulement une loi de circonstance, comme la plupart des constitutions des empereurs à cette époque et qui ne tarda pas à être abrogée, au moins en partie[69]. Il penche à croire que le droit de mariage, jus connubii, devait être accordé aux Barbares qui servaient dans les armées romaines[70]. Une raison de défiance motivée par certains abus, par la crainte des trahisons, des révélations indiscrètes ou dangereuses, pouvait seule déterminer à le leur retirer. Plus tard, ce qui n’était peut-être dans le principe qu’une tolérance toujours subordonnée à la volonté des empereurs et révocable à leur gré, tendit à devenir un droit général et parfaitement reconnu ; nous en avons la preuve certaine. Eunape, dans un fragment de son histoire qui nous a été conservé, raconte que le Goth Fravitta, un des chefs barbares, sollicita la main d’une Romaine et l’obtint de l’empereur Théodose[71]. Le poète Prudence, contemporain d’Arcadius et d’Honorius, c’est-à-dire du commencement du Ve siècle, dans le second livre de son invective contre Symmaque, parle de la fusion des deux races comme d’un fait accompli et ne laisse aucun doute sur le droit de mariage accordé aux étrangers, externi.


                                                  Nunc per genialia fulcra

               Externi ad jus connubii : nam sanguine misto,

             

              Texitur alternis ex gentibus una propago[72].


Enfin, Cassiodore, dans la quatorzième lettre du cinquième livre de sa correspondance, mentionne d’anciens Barbares qui s’étaient alliés par des mariages avec des femmes romaines, antiqui barbari qui Romanis mulieribus elegerint nuptiali fœdere sociari[73]. Ces anciens Germains, établis en Italie longtemps avant l’arrivée de Théodoric et des Ostrogoths, remontent évidemment au Ve ou au IVe siècle : ils devinrent plus tard, selon la remarque de Gaupp[74], après la conquête des Lombards, les aldii, aldiones-die alten, par rapport aux nouveaux arrivés. Placidie, la sœur d’Honorius, épousa successivement Ataulphe et Wallia, deux rois des Wisigoths fédérés, et Honorius lui-même éleva jusqu’au trône la fille du Vandale Stilicon. Ces alliances entre les chefs barbares et les princesses de la famille impériale ne pouvaient que susciter de nombreux imitateurs parmi les sujets des deux nations, et, comme dernière preuve d’une longue et ancienne tradition de ces mariages mixtes, nous les voyons maintenus dans la législation de presque tous les peuples qui fondèrent des royaumes sur les ruines de l’Empire, tels que les Bourguignons et les Francs dans les Gaules, les Ostrogoths et les Lombards en Italie[75].


[57] Suétone, Vespasien, c. VIII.

[58] Inscriptionum latinarum amplissima collectio (Orelli-Henzen), 3 vol. gr. in-8°, Turici, 1828-1856. — Brambach, Corpus inscriptionum Rhenanarum consilio et auctoritate societatis antiquariorum Rhenanæ, Elberfeld, 1867, 1 vol. in-4°.

[59] Pardessus, Loi salique, Dissert. I, p. 511-512.

[60] Cod. Théod., VII, tit. 13, loi 16.

[61] Le Taunus est le massif de montagnes qui sépare le bassin de la Lahn de ceux du Mein et du Rhin. On désigne aujourd’hui cette chaîne secondaire sous le nom générique de Höne : elle se rattache au Vogelsgebirge, traverse la Hesse-Darmstadt et le Nassau, ancien pays des Mattiaci, et vient aboutir à la rive droite du Rhin, près de Mayence. Le Taunus fut célèbre à l’époque de la colonisation romaine des bords du Rhin.

[62] De Ring., t. II, p. 265.

[63] 2 De Ring., t. I, p. 320. — T. II, p. 56, inscription du Taunus. — Brambach, op. cit., p. 271, n° 1444, inscription d’Heddernheim.

IN. H. D. D.

GENIVM PLATEAE NOVI VI

CI CVM EDICVLA ET ARA

T. FL. SANCTINVS MIL. LEC. XXII

P.... P.F.IMM. COS. ET. PER

PETVVS ET FELIX FRATRES C.

R. ET TAVNENSES EX ORIGI

NE PATRIS T. FL. MATERN. VE

TERANI COH.III. PRAIT. PIAE

VINDICIS ET AVRELIA AM

MIAS MATER EORVM C. R. D.D.

AGRICOLA ET CLEMEN† NO COS.

— Cf. Orelli-Henzen, n° 181.

[64] Vopiscus, Vita Bonosi, c. 11.

[65] Gibbon, t. II, c. X.

[66] Cod. Theod., III, tit. 14, loi 1.

[67] Ammien, l. XXVIII, c. V.

[68] Gaupp., op. laud., p. 208.

[69] Godefroy, Cod. Théod., III, tit. 14, loi 1.

[70] Godefroy, Cod. Théod., III, tit. 14, loi 1.

[71] Eunape, Excerpta legat., p. 53-54.

[72] Prudence, Lib. II contra Symmach., v. 615 et suiv.

[73] Cassiodore, Var., V, 14.

[74] Gaupp, op. cit., p. 499.

[75] Gaupp, § 31, passim. — Lex Burgundionum, tit. 12, l. 5. — Ammien, l. XXVIII, c. XII. — I. Rip., tit. 60, l. 13. — Chlotarii regis constit. generalis circa. a. 560, c. VII-VIII. — Decret. Childeberti regis circa a. 595, c. II. — Edict. Chlotarii II a. 615, c. XVIII. — Edict. Theod. reg. c. XXXVI-LIV. — Manso, Geschichte des Ostgothischen Reiches in Italien, p. 94, — Luitprandi leg., c. CXXVII. 

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