ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre III - Les Fœderati.
Rois barbares fœderati.
Le roi Athanaric, qui avait été pendant longtemps l’ennemi irréconciliable de Rome, devint aussi l’allié de Théodose (rex fœderatus)[47]. Il reçut à Constantinople tous les honneurs dus à son rang. L’empereur vint à sa rencontre, le promena à travers les merveilles de la capitale et lui décerna, après sa mort, de magnifiques funérailles auxquelles il présida en personne[48]. La vue du site enchanteur, du port avec tous ses navires, des superbes remparts, arracha au Barbare un cri d’admiration ; la présence de tant de nations diverses réunies sous un même sceptre et les manœuvres exécutées sous ses yeux par les bataillons impériaux le fascinèrent au point de lui faire dire : Oui, l’empereur est un dieu sur terre et quiconque ose lever contre lui une main sacrilège mérite d’expier ce crime de tout son sang[49]. Mais ce n’était là que le prestige d’un homme, d’une ville, d’une civilisation brillante au dehors, malgré le mal profond et incurable dont elle était travaillée au dedans.
Les fils de Théodose n’eurent pas, comme leur père, le talent d’en imposer aux Barbares et de maintenir l’équilibre prêt à se rompre. Ils voulurent s’affranchir de certains subsides payés aux alliés et particulièrement aux Goths[50]. Cette prétention leur coûta cher. Les Goths, qui se sentaient les plus forts, consentaient bien à demeurer les auxiliaires de l’Empire, en attendant qu’ils en devinssent les maîtres, mais ils n’entendaient pas qu’on marchandât leurs services. Les provinces, livrées sans défense, au moment où ceux qui étaient chargés de les protéger se tournaient contre elles, subirent les conséquences du refus d’Honorius et du mécontentement des Barbares. Les Goths, sous la conduite d’Alaric, leur nouveau chef, traversèrent les deux Pannonies, l’Illyrie, pénétrèrent en Italie et arrivèrent jusqu’à trois milles de Ravenne où s’était enfermée la cour[51]. Les Goths, plus exigeants cette fois, posaient un ultimatum au gouvernement romain : ils demandaient un établissement en Italie qui leur permît de vivre avec les habitants sur un pied d’égalité parfaite, c’est-à-dire de jouir des mêmes droits civils et politiques et de n’être plus considérés comme des étrangers ; ils menaçaient, dans le cas où leur demande ne serait pas accueillie, de s’en remettre au sort des armes[52]. Honorius ne parvint à conjurer le péril qu’en faisant avec eux un traité dont les conditions méritent d’être examinées avec soin, parce qu’elles montrent le changement qui s’était opéré dans la situation respective des Romains et des Barbares. Il ne s’agissait plus, comme par le passé, d’une simple autorisation accordée à quelque tribu ou peuplade de la Germanie de résider dans telle ou telle partie d’une province généralement voisine de la frontière, où elle n’était jamais que campée et enrégimentée sous les ordres des généraux de l’Empire ; c’étaient des provinces entières qu’on abandonnait en toute propriété à un roi ou à une nation barbare par une délégation spéciale de l’empereur, qui transmettait ses droits, ne se réservant, à l’exception des villes[53], que la souveraineté nominale du pays. Les principautés danubiennes et l’Égypte offrent de nos jours* un exemple analogue ; elles ont leur administration à part, sont gouvernées par des princes qui exercent le pouvoir royal, mais ne sont point détachées pour cela de l’empire turc dont elles relèvent comme le vassal relève de son suzerain. Ce n’est pas du reste le seul point de ressemblance entre les Ottomans, héritiers par la conquête des Césars de Byzance, et les Romains du Bas-Empire.
La plupart des provinces ainsi cédées étaient déjà perdues pour Rome. Le seul moyen qu’elle eût de les faire rentrer même indirectement sous sa domination, tandis qu’elle se trouvait impuissante à les reconquérir elle-même, était de charger de ce soin les Barbares, alliés de l’Empire, en leur promettant la possession du pays, une sorte d’investiture romaine pour leurs chefs. Honorius faisait aux Goths une donation formelle des Gaules et de l’Espagne, de cette partie du moins qui avait été envahie par les Bourguignons, les Suèves, les Vandales et les Alains, mais il est évident qu’Alaric ne pouvait bénéficier des avantages du traité qu’autant qu’il parviendrait avec ses forces et ses ressources personnelles à chasser les envahisseurs pour prendre leur place[54]. Plus tard, le même traité fut renouvelé avec les successeurs d’Alaric, Ataulphe et Wallia, et ce fut l’origine du royaume des Wisigoths. Les chefs barbares, dans ces conditions, devenaient de véritables lieutenants des empereurs, et ne prenaient plus seulement le titre de fédérés, mais celui d’hospites (hôtes de l’Empire), qui exprimait mieux leur situation nouvelle[55]. Le principe de la politique romaine demeurait toujours le même ; les Barbares, dès les premiers temps, avaient été admis à servir comme auxiliaires dans les armées de l’Empire ; leur nombre, il est vrai, d’abord assez restreint, avait augmenté progressivement et, vers la fin du IVe siècle, on comptait presque autant de bataillons ou d’escadrons étrangers que de peuples connus des Romains[56]. Chaque peuple, chaque nation s’alliait avec Rome en vertu d’un traité particulier. A mesure que l’élément barbare tendit à devenir prépondérant et tellement nécessaire qu’il constitua la véritable force des armées romaines, il s’opéra une révolution inévitable : les conditions auxquelles ces différents peuples s’incorporaient à l’Empire changèrent avec les circonstances, leur autonomie fut stipulée d’une manière plus expresse et les nationalités barbares se substituèrent à l’antique nationalité romaine qui n’existait plus que de nom.
[48] Jornandès, De reb. Get., c. IX.
[49] Jornandès, De reb. Get., c. IX.
[50] Jornandès, De reb. Get., c. IX.
[51] Jornandès, De reb. Get., c. IX.
[52] Jornandès, De reb. Get., c. IX.
[53] Les Romains dans ces cessions de provinces faites aux Barbares avaient l’habitude d’excepter les grandes villes, ainsi que le remarque judicieusement l’abbé Dubos, (l. III, c. VII). C’était là que se maintenait l’administration romaine avec les fonctionnaires de l’Empire, tandis que les campagnes se trouvaient abandonnées aux étrangers. — Cf. Gibbon, t. V, c. XXVI.
[54] Jornandès, De reb. Get., c. IX.
[55] L’abbé Dubos, l. I, c. X.
[56] Not. Dignitat., passim.