ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre III. Les Fœderati.
Différence des Dedititii et des Fœderati. — Origine des Fœderati. — Les Bataves.
À côté des Dedititii il y avait d’autres Barbares admis de bonne heure au service de l’Empire dans des conditions meilleures et qui prenaient rang parmi les alliés du peuple romain (socii). Cette alliance reposait sur un traité non plus forcé, mais volontaire et librement consenti ; ils s’engageaient à fournir des troupes auxiliaires (auxilia), distinctes des légions, mais comprises dans les cadres des armées de la république et associées à toutes les guerres entreprises par Rome, destinées à combattre tous ses ennemis, quels qu’ils fussent. Les Barbares, ainsi enrôlés, jouissaient en retour de certains avantages, de certains privilèges attachés à la milice et analogues à ceux qui avaient été accordés aux premiers confédérés du Latium à de l’Italie[1].
L’histoire de ces volontaires barbares, désignés sous le nom de fédérés (Fœderati), commence avec Jules César et la guerre des Gaules. Le futur dictateur avait déjà dans son armée un corps de cavalerie germaine qui l’aida puissamment à triompher de Vercingétorix. À partir de cette époque, les Germains ne cessent plus de figurer sur les champs de bataille à côté des Romains. On les trouve à Pharsale, à Philippes[2] ; ils forment la garde des empereurs, plus confiants dans le dévouement de ces étrangers à leur personne que dans celui de leurs propres sujets. Les qualités guerrières des Germains, leur courage à toute épreuve, leur haute stature et la force de corps dont ils étaient doués, devaient attirer l’attention des Romains et les désigner au choix qu’ils avaient coutume de faire des meilleurs soldats.
Les Bataves et les Frisons, placés à l’extrémité septentrionale des Gaules, entre le Rhin et la mer, dans ce pays conquis sur les eaux, qui est devenu plus tard la Hollande, furent les premiers d’entre les Germains qui recherchèrent et obtinrent la faveur de servir sous les aigles romaines en qualité d’auxiliaires[3]. Il fallait avoir donné des preuves d’une persévérante fidélité pour être ainsi admis dans la clientèle de Rome et participer aux bénéfices d’une alliance offensive et défensive avec le peuple-roi. Les Bataves, illustres par les témoignages que les plus grands historiens latins ont rendus à leur bravoure, par les pages que leur a consacrées Tacite[4], avaient d’abord habité l’intérieur de la Germanie, dans le groupe des Cattes dont ils faisaient partie. Chassés par un de ces revers de fortune fréquents chez des peuples à demi civilisés et où la force constitue le droit, ils vinrent chercher un nouvel établissement sur la rive méridionale du Rhin, dans l’espace désert que forment plusieurs bras de ce fleuve vers son embouchure. Cette portion de territoire était romaine. L’Empire reconnut leur établissement et les laissa paisibles possesseurs du sol sur lequel ils s’étaient fixés. Les Bataves devinrent les alliés des Romains. D’après les règles déjà anciennes de ces sortes de contrats (fœdera), ils conservèrent une liberté à peu près entière et les institutions qui les avaient régis dans leur, première patrie ; ils restèrent, comme par le passé, soumis à des chefs de leur nation[5] et ne se virent imposer aucune charge, aucun tribut, comme les peuples vaincus[6] ; ils durent seulement reconnaître la souveraineté de Rome et fournir, en qualité de Fœderati ; un contingent déterminé de soldats[7]. Les liens qui unissaient les Bataves aux Romains se resserrèrent de plus en plus au contact et sous l’influence d’une civilisation supérieure. La fameuse révolte de Civilis*, soulevée par un attentat à la liberté et à l’honneur du chef batave, par les exactions et la rapacité des employés romains chargés du recrutement[8], compromit un instant la domination de Rome dans les Gaules, mais ce ne fut qu’un accident dans la longue suite des rapports d’amitié des deux peuples. Moins d’un demi-siècle après, Tacite pouvait constater une harmonie parfaite, une étroite communauté d’idées et de sentiments (mente animoque nobiscum agunt), qu’il proposait comme modèle aux autres nations[9].
Les Bataves, peuple de marins, dignes ancêtres des Hollandais modernes, avaient la réputation d’excellents nageurs[10]. On vantait leur cavalerie comme la première du temps ; plus d’une fois, elle décida la victoire en faveur des Romains ; à la mémorable bataille de Strasbourg (Argentoratum), gagnée par Julien en 357 sur les Allamans coalisés, ce fut une charge des Bataves commandés par leurs rois qui repoussa les Barbares et causa la défaite de Chnodomar[11]. Aussi étaient-ils très redoutés et placés à la réserve pour donner en cas de nécessité et dans un pressant besoin[12]. Outre cette cavalerie si renommée (turmæ, alæ, equites), ils avaient une infanterie qui figurait avec honneur à côté des légions, parmi les troupes d’élite[13] ; les cohortes bataves s’étaient couvertes de gloire en Bretagne[14], en Germanie, dans toutes les parties de l’Empire où elles furent successivement appelées et où nous les retrouvons à la fin du IV, siècle, soit en Occident, soit en Orient, dans la Notitia dignitatum, recueil officiel du temps de Théodose.
On leur avait confié la garde du Rhin et là défense de la frontière romaine contre les incursions des autres peuples germaniques, placés sur la rive opposée, en dehors de l’Empire. C’était un des secrets de Rome et de sa politique de se servir des Barbares contre les Barbares, politique non sans danger comme le prouva l’événement, mais qui lui permettait, avec des forces relativement peu considérables, de protéger une ligne de frontières plus étendue que celles d’aucun de nos États modernes[15]. Le pays des Bataves, comme toutes les provinces limitrophes du Rhin et du Danube, se couvrit de forteresses, de camps retranchés, où les nouveaux soldats de Rome étaient disciplinés à la romaine et où se faisaient des levées annuelles de troupes (delectus)[16]. Nimègue (Noviomagus), Utrecht (Trajectum), Leyde (Lugdunum Batavorum), Alphen (castra Albiniana), Veux (Forum Hadriani), étaient les principales places de guerre où se concentrait l’influence dominatrice de Rome. Les Germains se sentaient attirés par cette grande puissance militaire qu’ils admiraient et les volontaires arrivaient en foule. Il est digne de remarque que, tout en laissant aux peuples amis et fédérés une liberté presque complète dans l’administration civile, l’Empire se réservait l’organisation militaire, la plus importante à ses yeux, et avait soin de la régler de manière à ce qu’elle fût en tous points l’image de la sienne propre.
Cette forme d’alliance que les Romains conclurent avec les Bataves et qui se perpétua jusqu’à la chute de l’Empire était commune à d’autres peuples de la Germanie. Les Mattiaques sont placés par Tacite sur la même ligne (est in eodem obsequio Mattiacorum gens) ; leur condition se trouvait identique à celle des Bataves ainsi que leur fidélité ; il n’y avait de différence que dans leur caractère, plus rebelle que celui de leurs voisins à la civilisation[17]. A mesure qu’on avance dans l’histoire de l’époque impériale, on voit les empereurs renouveler à chaque instant des pactes semblables avec les Barbares et leur accorder des terrains, moyennant l’engagement de suivre la fortune de Rome (Romanam felicitatem sequentes), et par là il faut surtout entendre un concours militaire déterminé par les traités.
* La révolte de Civilis sur Scripta Manent
[1] Walt., t. I, § 86-92, 93-98, 224-232. — Beck. et Marq., II, 1, p. 89-100. — Du Cange, Gloss. med. et inf. latinit. Fœderati (Φοιδεράτοι) generatim dicti e barbaris populis qui Romanis merebant.
[2] Opitz, p. 34 et suiv.
[3] Plusieurs peuples de la Gaule avaient déjà reçu le titre de fœderati, et étaient entrés dans l’alliance romaine par une faveur qui les distinguait des simples provinciales et les rapprochait du droit de cité. Pline dans son Histoire naturelle cite les Lingones fœderati (H. N., IV, 17) et Tacite au livre Ier de ses Histoires nous dit qu’Othon accorda à tous les Lingones le droit de cité romaine (Hist., l. I, c. LXXVIII.)
[4] Tacite, De mor. Germ., c. XXIX. — Ibid., Hist., l. IV, c. XII.
[5] Tacite, Hist., l. IV, c. XII.
[6] Tacite, Germania, c. XXIX. — Ibid., Hist., l. IV, c. XII.
[7] Tacite, Germania, c. XXIX. — Ibid., Hist., l. IV, c. XII.
[8] Tacite, Hist., l. IV, passim.
[9] Tacite, Germania, c. XXIX.
[10] Tacite, Hist., l. IV, c. XII.
[11] Ammien, l. XVI, c. XII.
[12] Ammien, l. XXXI, c. XIII.
[13] Tacite, Hist., l. IV, c. XIV.
[14] Tacite, Hist., l. IV, c. XII.
[15] Sismondi, t. I, c. I, p. 20. On a estimé que l’Empire romain avait six cents lieues du nord au midi, plus de mille du levant au couchant, et qu’il couvrait cent quatre-vingt mille lieues carrées de superficie.
[16] Tacite, Agricola, c. XXVIII.
[17] Tacite, Germania, c. XXIX.