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24 mars 2013 7 24 /03 /mars /2013 17:31

ESSAI SUR LA COLONISATION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

Chapitre II. Les Dedititii.

 

Principaux établissements des Dedititii au IVe siècle : 1° sur les domaines de l’État, 2° sur les propriétés particulières. — Maintien de leur qualité de Peregrini.

 

La condition générale des colons au IVe siècle, telle que nous venons de la définir avec ses charges, ses obligations soit privées, soit publiques, était bien celle que durent accepter les Barbares établis à cette époque sur le territoire romain comme Dedititii. En dehors de l’esclavage il n’y avait pas de forme de sujétion plus complète, et, à certains égards, nous l’avons montré, le colonat était même pire ; de plus, il offrait au vainqueur un double avantage, précieux pour le gouvernement romain, celui d’augmenter ses revenus et de trouver des soldats qui ne lui coûtaient rien. Les courtisans, nombreux à toutes les époques, mais dont l’influence pouvait s’exercer plus facilement dans une cour semblable à celle des empereurs du IVe siècle, ne manquaient pas de faire ‘briller ces avantages aux yeux du prince et de les lui représenter comme l’heureux effet d’une fortune providentielle[59] : Proletarios lucrabitur plures et tirocinia capere poterit validissima, aurum quippe gratanter provinciales corporibus dabunt. Le texte d’Ammien, si remarquable pour l’appréciation de la politique romaine à l’égard des Dedititii, malgré l’altération évidente qu’il a subie dans ce passage, ne peut laisser aucun doute sur la nature des conditions auxquelles les Sarmates Limigantes furent admis par l’empereur Constance à devenir les sujets de l’Empire ; ils furent assimilés aux colons ; on leur imposa les mêmes charges, les mêmes obligations. Les Barbares ne l’ignoraient point, et, toutes les fois qu’ils faisaient leur soumission, demandant des terres à cultiver, ils allaient eux-mêmes au-devant des promesses qu’on avait l’habitude d’exiger en pareille circonstance : Docturi quœ sustinerent incommoda paratique intra spatia orbis Romani, si id placuerit, terras suscipere longe discretas, ut diuturno otio involuti et pacem colentes, tanquam salutarem deam tributariorum onera subirent et nomen[60]. Et ailleurs, au sujet des mêmes Sarmates, transplantés sur le sol romain : Tributum annuum delectumque validœ juventutis et servitium spoponderunt[61]. Cette facilité avec laquelle on admettait les Barbares pour les substituer aux Romains, dont le nombre diminuait chaque jour, est blâmée comme dangereuse par l’historien Ammien qui voyait mieux que la plupart de ses contemporains les périls d’une politique séduisante mais funeste : quœ spes rem Romanam aliquoties adgravavit[62]. Nous retrouvons partout les mêmes termes, les expressions consacrées pour désigner la classe sociale des colons, appliquées aux Barbares. Les Chamaves et les Frisons, forcés de se rendre avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens (sese dedere cum conjugiis ac liberis ceteroque examine necessitudinum ac rerum suarum)[63], pour aller habiter et labourer les champs déserts de la Gaule ; les Francs, réduits à implorer la clémence de Julien et à se laisser cantonner dans la même province[64] ; les Sarmates des bords de la Moselle[65] ; les Allamans, vaincus plus tard par Théodose et établis sur les rives du Pô, sont tous tributarii[66], c’est-à-dire soumis à l’impôt de la capitation comme les colons, passibles du service militaire (service militiœ nomine) et attachés au sol sur lequel ils ont été transplantés.

 

Une question se présente, question importante et inséparable de celle du colonat, à l’époque qui nous occupe, surtout lorsqu’il s’agit des colons barbares. Sur quels domaines258.jpg étaient établis les Germains vaincus et tributaires ? Pouvaient-ils l’être indifféremment sur les domaines de l’État qui se confondent alors avec ceux du prince (rei privatœ) ou sur les domaines des particuliers ? Devait-il y avoir une préférence, et quelles étaient les raisons de cette préférence ? Pourquoi et comment tendit-elle à disparaître ? Les textes que nous possédons sur les premiers établissements de colons barbares, antérieurs au IVe siècle, nous les montrent fixés sur les domaines du prince (coloni rei privatœ, coloni Tamiaci, dominici patrimoniales). L’État, jaloux de ses prérogatives et de ses moindres privilèges, ne devait guère être disposé à abandonner aux particuliers une source si précieuse de richesse, même dans un temps où les bras manquaient partout, et où là plupart des terres demeuraient incultes par suite de la dépopulation dès campagnes. Il suffit de se rappeler par quels moyens s’augmentaient alors les domaines du fisc, pour se faire une idée de leur immense étendue dans les différentes provinces de l’Empire et comprendre l’avantage qu’il trouvait à concentrer dans ses mains de pareils éléments de prospérité pour ses vastes possessions. Ce monopole de l’État se maintint longtemps. Le danger des agglomérations de Barbares sur un même point et la nécessité impérieuse de subvenir à la détresse des propriétaires le décidèrent à y renoncer. Les particuliers furent enfin admis à jouir du même bénéfice ; on leur attribua une partie des colons que l’État s’était d’abord exclusivement réservés[67]. Le préfet du prétoire était chargé de cette répartition toutes les fois qu’elle avait été autorisée par l’empereur après la soumission et la colonisation d’une peuplade vaincue. Chaque propriétaire devait adresser une demande par écrit (per libellos) et indiquer le nombre de colons qu’il désirait. On y faisait droit s’il y avait lieu, mais ces concessions étaient presque toujours accompagnées de mesures, de clauses restrictives qui en diminuaient l’importance ou en limitaient la durée[68]. C’est Ce que nous voyons par un texte de loi du Code Théodosien, relatif aux Scyres soumis par Théodose et distribués comme colons (colonatus jure) aux propriétaires des provinces d’Asie (per transmarinas provincias eorum distributio fiat), en vertu d’un rescrit impérial adressé au préfet du prétoire d’Orient[69]. Les communes rurales (vici), comme les particuliers, recevaient des colons barbares qui leur étaient attribués au même titre et dans les mêmes conditions (vicis adscripti). Ces colons étaient destinés à la culture des biens communaux et se trouvaient sous le patronage des communes qui avaient sur eux des droits analogues aux droits des maîtres sur les cultivateurs attachés à leurs domaines. L’État ne s’était décidé à accorder cette faveur aux communes qu’après la leur avoir disputée longtemps comme aux simples propriétaires ; les motifs qui l’y décidèrent ne furent pas différents. Il fallait à tout prix remédier aux désastres des invasions et réparer les ruines des provinces. Nous en avons la preuve dans l’époque même où ces nouvelles dispositions pénètrent dans les lois ; elles sont contemporaines du IVe siècle, du règne de Constantin et se généralisent sous ses successeurs[70].

En résumé, tous ces milliers de Barbares que Rome avait transplantés sur son territoire, après les avoir soumis par la force des armes et leur avoir imposé sa domination, perdaient non seulement leur indépendance antérieure, mais leurs mœurs, leurs usages, leur langue, tout ce qui pouvait leur rappeler les anciennes traditions de leur pays, pour adopter en échange les lois et la civilisation romaines[71].

Si tous ne se montraient pas également disposés à accepter la nouvelle condition qui leur était faite, si parfois ils se prenaient à regretter leurs forêts et la vie à demi sauvage qu’ils y avaient menée, le but de la politique des empereurs était bien de se les assimiler et d’employer à cet effet les moyens que mettait à la disposition du vainqueur le droit universellement reconnu et adopté dans les sociétés antiques, le droit absolu sur le vaincu. La dureté de cette législation ne devait point surprendre les Barbares habitués à se voir traiter avec une égale rigueur par les peuples de même race et de même origine qu’eux dans ces luttes intestines qui bouleversaient sans cesse la Germanie et où le pouvoir passait à chaque instant d’une tribu à une autre. Les Barbares, ainsi incorporés à l’Empire, soit individuellement, soit comme nation, avaient toutes les charges qui pesaient sur les contribuables romains et ne conservaient comme les colons que la liberté personnelle ; mais ce qui les distinguait du reste de la population, ce qui empêchait qu’ils ne se confondissent avec elle, c’est qu’ils ne cessaient point d’être considérés comme des étrangers (peregrini). Cette qualité d’étrangers (peregrini), comme celle de Latins (Latini Juniani), se maintint alors même qu’il n’y avait plus dans l’Empire que des citoyens et des sujets[72]. Elle servait à désigner différentes classes d’affranchis, placés dans une situation intermédiaire entre la liberté complète et l’esclavage[73]. Ainsi les peregrini dedititii, opposés aux cives et aux Latini, se trouvaient exclus de certaines fonctions publiques, privés des principaux droits civils conférés aux citoyens, et ne pouvaient prétendre au droit de cité que pour leurs enfants ; la résidence de Rome et de sa banlieue leur était interdite[74]. Tous ces degrés d’affranchissement, purement fictifs au IVe siècle, correspondaient dans la loi à autant d’états civils particuliers ; ils ne furent supprimés que sous Justinien, un siècle et demi plus tard[75]. Les Barbares dedititii, véritables étrangers transplantés sur le sol romain, ne pouvaient être traités d’une manière plus favorable ; les grandes villes leur étaient également fermées ; affranchis, eux aussi, par une sorte de fiction, ils durent porter la double marque de leur condition nouvelle et de leur ancienne origine[76]. S’il y avait des exceptions, ces exceptions n’étaient jamais que personnelles, en dehors du droit commun, et constituaient un véritable privilège. Sans doute, il n’est pas permis sur ce point d’arriver à la certitude absolue, mais telle est la conclusion à laquelle on aboutit par l’étude des textes, et il est peu probable que la découverte de nouveaux documents, alors même qu’ils éclaireraient la question d’un jour précieux, soit de nature à la modifier sensiblement.

 

[59] Ammien, l. XIX, c. XI.

[60] Ammien, l. XIX, c. XI,

[61] Ammien, l. XVII, c. XIII.

[62] Ammien, l. XIX, c. XI.

[63] Eumène, Panég. de Const., c. VIII.

[64] Ammien, l. XVIII, c. VIII. —Zosime, l. III, c. VI.

[65] Ausone, Mosella, v. 9.

[66] Ammien, l. XXVIII, c. V.

[67] Zumpt, op. laud. supra, p. 24 et suiv.

[68] Zumpt, p. 40.

[69] Cod. Theod., De bonis militum, V, tit. 4, loi 3. Édit. Wenck, (frag. du palimpseste de Turin). — Cf. Sozomène, Hist. ecclésiastique, l. IX, c. V.

[70] Zosime, l. II, c. XXII.

[71] Zosime, l. I, c. LXXI.

[72] Walter, Geschichte des Römischen Rechts, Zweiter Theil, § 488 (Civitat, Latinat, Peregrinitat.)

[73] Beck. et Marq., II, 1, p. 89-100. (Cives, Latini, Peregrini.)

[74] Walt., Geschichte des Römischen Rechts. Zweiter Theil, § 490.

[75] Cod. Just., VII, tit. 6, De statu hominum. — Walt., p. 607, t. I, § 421. — Ibid., § 490.

[76] Beck. et Marq., II, 1, p. 100.

 

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