ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES
ÉTABLIS DANS L’EMPIRE ROMAIN AU IVe SIÈCLE
Chapitre I - Les invasions.
Situation intérieure de la Germanie.
On conçoit qu’avec de telles mœurs publiques et privées les Germains soient devenus de redoutables et perpétuels ennemis pour l’Empire, dès qu’ils furent en contact avec la domination romaine. Plutôt que de prolonger un repos qui leur était à charge, ils s’engageaient au service des nations étrangères les plus belliqueuses, avec lesquelles ils étaient assurés de satisfaire ce besoin de mouvement et d’aventures[12]. L’amour de la gloire n’était pas le seul mobile de ces expéditions renouvelées au moyen âge par les seigneurs accompagnés de leurs vassaux. Ils faisaient la guerre pour piller, pour s’enrichir des dépouilles de leurs ennemis vaincus, qu’ils rapportaient et se partageaient entre eux. C’était là le prix de leurs travaux et de leurs fatigues, la récompense de leur bravoure ; ils n’avaient point d’autre solde, et les libéralités de leurs chefs, les présents qu’ils en recevaient, tels qu’un cheval, une lance, une framée, provenaient de la même source[13]. Ils ne se contentaient pas de porter partout la ruine et la dévastation sur leur passage, de brûler et d’incendier, d’enlever tout ce qui pouvait tomber entre leurs mains ; ils emmenaient prisonniers les habitants eux-mêmes et les réduisaient en servitude.
Ce caractère sauvage qu’affectaient les guerres des Germains, soit entre eux, soit avec les étrangers, explique la terreur qu’inspiraient les invasions aux malheureux provinciaux, le profond découragement dans lequel elles jetaient les sujets de Rome voisins des frontières. L’Empire était une trop riche proie pour ne pas exciter leurs convoitises : ils trouvaient là d’immenses trésors, tous les produits de l’agriculture, du commerce, de l’industrie, du luxe le plus raffiné, de la civilisation la plus avancée[14]. Ces robustes guerriers, ces hommes du Nord, n’étaient point insensibles aux plaisirs des sens, aux jouissances de la vie, aux douceurs d’un climat tempéré ; ils se sentaient attirés vers ces régions mieux favorisées de la nature. De tout temps, les grandes migrations se sont faites du nord au midi. Quand les Gaulois s’établirent dans la vallée du Pô, descendirent en Étrurie, le traître qui les appela et leur livra sa patrie n’eut qu’à leur montrer les meilleurs fruits et les vins délicieux que produisait la Toscane[15]. Le même instinct poussait les Germains vers le Rhin et le Danube ; tous leurs efforts tendaient à franchir cette double barrière pour se répandre dans les riches contrées de la Gaule, de l’Italie et de la Grèce. Ils tâchaient de tromper la surveillance des postes et des campements romains, fondaient à l’improviste sur de paisibles cultivateurs, ravageaient les campagnes, évitant de se mesurer avec les légions dont ils reconnaissaient la supériorité, et regagnant en toute hâte leurs forêts et leurs marais pour se mettre à l’abri des poursuites. Le temps et les progrès de la civilisation n’ont pas complètement modifié le caractère et le système de guerre des Allemands : on retrouve encore aujourd’hui chez les descendants et les héritiers des Germains plus d’un trait de ressemblance avec leurs ancêtres.
À cette première cause de déplacements continuels des populations dans la Germanie s’en joignait une seconde. Les invasions n’étaient pas toujours le fait de simples tribus agissant isolément et pour leur propre compte. Les différentes tribus de même race, de même famille, se groupaient sous la conduite d’un chef plus illustre autour d’une nation conquérante et formaient alors une véritable armée composée, non seulement de quelques milliers d’hommes, mais de multitudes innombrables, grossissant sans cesse comme les eaux d’un torrent débordé. Chaque siècle voyait se former de pareilles associations de peuples, et chaque fois Rome devait trembler pour son existence. Le triomphe de Marius par Francesco Altamura (1859 - 1864)
Vers la fin du IIe siècle avant l’ère chrétienne, l’an 640 de sa fondation, sous le consulat de Cecilius Metellus et de Papirius Carbon, elle entendit prononcer pour la première fois le nom des Cimbres et des Teutons[16]. Partis des extrémités septentrionales de la Germanie, des rives mêmes de la Baltique et de la Chersonèse Cimbrique (le Danemark actuel), ils traversèrent l’Allemagne du nord au midi, franchirent le Danube, pénétrèrent dans la vallée du Rhône, et de là en Italie, au nombre de plusieurs centaines de mille, s’il faut en croire les récits des historiens latins[17], et infligèrent de grands désastres aux premières armées romaines qui cherchèrent à les arrêter dans leur marche dévastatrice. Carbon, Cassius, Scaurus Aurelius, Servilius Cépion, M. Manlius, tous consuls ou consulaires, furent successivement battus ou faits prisonniers[18]. Il fallut le génie militaire de Marius pour en triompher : les deux éclatantes victoires d’Aix et de Verceil sauvèrent Rome et entraînèrent la ruine complète des Barbares ; on en fit un affreux carnage ; ils furent exterminés avec leurs femmes et leurs enfants qui les avaient accompagnés.
À suivre...
[12] Tacite, De Mor. Germ., c. XIV, XV.
[13] Tacite, De Mor. Germ., c. XIV.
[14] Opitz, Die Germanen im Römischen Imperium vor der Völkerwanderung, Leipzig, 1867, p. 9-13.
[15] Gibbon, Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, t. II, c. IX. Trad. Guizot.
[16] Tacite, De Mor. Germ., c. XXXVII.
[17] Ammien, l. XXXI, c. V.
[18] Tacite, De Mor. Germ., c. XXXVII.