ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ETABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVe SIECLE
Chapitre I - Les Invasions.
Les quatre grandes confédérations germaniques - 1° Les Alamans _ 2° Les Francs _ 3° Les Goths
Le premier danger aussi considérable pour l’Empire, après l’invasion des Cimbres et des Teutons, fut la guerre des Quades et des Marcomans, sous Marc-Aurèle, au IIe siècle de l’ère chrétienne. Tous les historiens s’accordent à reconnaître le péril extrême que courut la puissance romaine. Plus de vingt nations s’étaient liguées et avaient combiné une attaque commune contre Rome ; c’étaient les Marcomans, les Narisques, les Hermundures, les Quades, les Suèves, les Sarmates, les Latringes, les Bures, les Victohales, les Soribes, les Sicobotes, les Rhoxolans, les Bastarnes, les Alains, les Peucins, les Costoboces[19], tous les peuples compris entre l’Illyrie et la Gaule, dont la plupart se trouvaient encore à peine connus des Romains, mais dont quelques-uns devaient plus tard acquérir une certaine renommée[20]. Une panique effroyable s’empara de la ville éternelle ; on décréta la levée en masse comme pour le tumultus Gallicus, on arma jusqu’aux esclaves et aux gladiateurs[21]. Marc-Aurèle réunit le sénat, se fit adjoindre un collègue, vu la gravité des circonstances ; on recourut aux oracles, aux prières publiques ; on fit des purifications extraordinaires ; l’empereur ne voulut partir pour l’armée qu’après avoir célébré lui-même un lectisternium de sept jours avec toutes les cérémonies d’usage[22]. Pour subvenir aux frais d’une guerre si terrible et si ruineuse, il fallut faire appel à la générosité de tous les citoyens, recueillir des dons et des souscriptions patriotiques. Marc-Aurèle le premier donna l’exemple : les meubles, la vaisselle du palais, les joyaux de l’impératrice furent vendus à l’encan, au pied de la colonne Trajane, et le produit de cette vente versé dans le trésor public[23]. Pendant plus de quinze années, l’Illyrie, le Norique, la Pannonie, furent le théâtre de luttes sanglantes, de dévastations continuelles[24]. On finit cependant, non sans peine, par refouler les Barbares ; plusieurs firent leur soumission, le reste fut détruit ou poursuivi jusque dans leur pays[25] ; l’empereur mourut en Germanie, avant d’avoir pu rétablir la paix générale, léguant ce soin à son fils Commode. Le danger était conjuré une fois de plus, mais non pour longtemps.
À cette première confédération désignée plus particulièrement sous le nom de confédération allémanique, à cause des peuples divers qu’elle renfermait (alle Männer), succéda celle des Francs, dès le commencement du IIIe siècle. Tandis que les Allamans occupaient au midi tout le pays compris entre le Danube et le Rhin jusqu’au Mein, c’est-à-dire une partie de l’Autriche, le Tyrol, la Bavière, le Wurtemberg et le grand duché de Bade, les Francs s’étendaient au nord depuis le Mein jusqu’à l’Océan, entre le Rhin et l’Elbe, couvrant à peu près le même espace que l’ex-confédération de l’Allemagne du Nord, moins la Prusse[26] ; les Cattes, les Bructères, les Chamaves, les Chérusques, les Ampsivares, les Sicambres, les Saliens, les Attuarii, étaient les principaux peuples englobés sous la dénomination générale de Francs. Ce nom n’avait point été dans le principe celui de quelque tribu particulière ; emprunté selon toute apparence aux anciens idiomes ou dialectes de la Germanie septentrionale[27], il rappelait l’origine primitive de peuplades qui, chassées de leurs anciennes demeures (warg, wrang, exilé, banni), étaient venues s’établir dans les contrées voisines du Rhin. La qualité d’exilés, de bannis, n’avait rien de déshonorant à cette époque ; elle témoignait au contraire d’un grand amour de la liberté, d’un sentiment de fierté et d’indépendance qui faisait préférer l’exil à la servitude. L’asile de Romulus n’était-il pas ouvert à tous les bannis ? Le même mot wrang signifiait aussi cruel, féroce, et ce sens n’avait non plus rien de défavorable, car les Barbares, à qui les idées de clémence et d’humanité étaient peu familières, mettaient la force au premier rang ; ils ne concevaient guère un héros que couvert de sang ou des dépouilles de ses ennemis ; il a fallu toute une association d’idées nouvelles pour faire du mot Franc ce qu’il est devenu au moyen âge et dans les temps modernes. Les Francs se montrèrent redoutables aux Romains dès leur apparition sur le Rhin ; c’étaient déjà les Cattes et les Chérusques qu’Arminius avait conduits à la victoire contre les légions d’Auguste et de Tibère. La Gaule fut le principal théâtre de leurs exploits ; ils la ravagèrent dans tous les sens, saccagèrent plusieurs villes importantes, pénétrèrent jusqu’en Espagne où Tarragone[28], une des cités les plus florissantes du temps, fut presque entièrement détruite ; et passèrent même en Afrique[29] sur des vaisseaux dont ils s’étaient emparés. Deux siècles après, Paul Orose retrouvait encore dans ces mêmes contrées des traces de leur passage, et de misérables cabanes couvraient l’espace occupé par un grand nombre de villes magnifiques qui n’avaient pu se relever de leurs ruines[30]. Vaincus successivement par Aurélien, par Probus, par Constance Chlore, par Constantin, ils renouvelèrent sans cesse leurs incursions sur le territoire romain. Pendant toute la durée du IVe siècle, les successeurs de Constantin eurent à lutter avec les différentes tribus non soumises de la confédération des Francs. La plupart des campagnes de Julien, de Valentinien Ier et de Gratien furent dirigées contre eux.
Une troisième confédération de Barbares se forma contre l’Empire au IIIe siècle, et menaça l’Orient comme les deux précédentes menaçaient l’Occident : ce fut celle des Goths. Selon le récit de leur historien Jornandès[31], les Goths, généralement confondus avec les Gètes[32], seraient partis de la Scandinavie qu’il appelle une fabrique de nations, officina gentium. Descendant vers le midi, ils auraient soumis les Vandales, leurs voisins, et seraient venus s’établir dans l’ancienne Scythie, c’est-à-dire la Pologne, la Transylvanie, et une partie des plaines de la Russie méridionale, en suivant les vallées du Dniepr et du Don, jusqu’à la mer Noire (Pontus-Euxinus), et la mer d’Azow (Palus-Mœotica). Ils occupèrent la Dacie de Trajan, forcèrent les Romains à se replier en deçà du Danube, puis franchirent bientôt cette nouvelle barrière ainsi que la chaîne des Balkans (l’Hémus), pour se répandre de la Mésie dans la Thrace, la Macédoine, l’Épire, la Thessalie, jusque dans l’Achaïe et l’Asie Mineure[33], semant partout la ruine et la désolation, inspirant une profonde terreur[34]. Les invasions germaniques avaient quelque chose d’affreux : ce n’était pas une guerre ordinaire, mais un fléau destructeur qui s’abattait successivement sur toutes les provinces ; ces hordes sauvages commettaient des excès de toute nature et ne laissaient après elles que le désert. L’Orient se crut perdu. Il fallut verser des flots de sang, lutter pendant plus de dix ans pour arrêter les envahisseurs et les refouler au-delà des frontières. Les empereurs marchèrent en personne contre les Barbares ; les deux Decius trouvèrent la mort en les combattant, comme les anciens héros du même nom qui s’étaient dévoués pour le salut de la République. Claude II, un de ces généraux qui commandaient alors les armées romaines, et que le malheur des temps élevait jusqu’à la pourpre, remporta sur eux une victoire décisive près de Naïsse, dans la Mésie supérieure, aujourd’hui la Servie, l’an 268, et put annoncer dans son rapport sur cette mémorable bataille l’anéantissement de trois cent vingt mille ennemis parmi lesquels se trouvaient non seulement des Goths, mais des peuples de différentes nationalités[35]. L’Orient fut enfin délivré et, pendant plus d’un siècle, les Goths occupés à étendre leur domination au nord du Danube, de la Vistule au Volga, ne troublèrent plus la paix et la sécurité de l’Empire jusqu’au moment où de nouvelles circonstances les y introduisirent pour le renverser définitivement. — Les Goths, dont le nom signifiait dans leur langue le bon peuple, le peuple par excellence, gut thiud, se divisaient en trois grandes branches : les Wisigoths (Goths de l’ouest), les Ostrogoths (Goths de l’est) et les Gépides ou traînards (Gepanta), les derniers arrivés. Parmi les nations qui s’étaient jointes à eux dans l’espoir d’un riche butin, on comptait les Peucins, les Trutungues, les Vertingues, les Celtes et les Hérules[36]. Plusieurs historiens, surtout les Grecs, tels que Zosime et Dexippe[37], les désignent sous le nom de Scythes, à cause du pays où ils s’étaient établis et que l’antiquité connaissait sous la dénomination générale de Scythie.
[19] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XXII.
[20] Ammien, l. XXXI, c. V.
[21] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XXI.
[22] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XII, XIII.
[23] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XVII.
[24] Opitz, op. cit., p. 4.
[25] Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, c. XVII.
[26] Ce pays des Francs (Francia) s’appelait encore, dans l’empire germanique, la Franconie, et la ville de Francfort sur le Mein (Frankfurth, le gué des Francs) marque le lieu où ils avaient coutume de passer le fleuve.
[27] Wachter, Glossarium Germanicum, au mot warg, wrang. — Lehuërou, Institutions mérovingiennes, l. I, c. V et VI, passim.
Cette étymologie du mot Franc, qui a pour nous le plus grand intérêt, a été longuement discutée. Elle a donné lieu à plusieurs systèmes. Libanius fait venir le nom des Francs du grec φράκτος, hérissé, bardé de fer. D’autres, faisant descendre les Francs des anciens Phrygiens, veulent, comme Frédégaire, que Franci et Frigii soient synonymes. M. Lehuërou résume, dans un chapitre de ses Institutions mérovingiennes (liv. I, chap. VI). les différents systèmes sur l’origine des Francs : le système de Leibnitz (Eccard., notas in Leibnitz, De origine Francorum libellas) et le système de Fréret (Dissertation sur l’origine des Français). Il adopte avec raison l’étymologie de warg, wrang, wrag, donnée par Wachter dans son excellent Glossarium Germanicum.
[28] Gibbon, t. II, c. X.
[29] Aurelius Victor, De Cæsaribus, c. XXXIII.
[30] Sismondi, Histoire de la Chute de l’Empire romain et du déclin de la Civilisation, de l’an 250 à l’an 1000, Paris, 2 vol. in-8°, t. I, c. II, p. 57. — Paul Orose, l. VII, c. XXII.
[31] Jornandès, De rebus Geticis, c. II et suiv., édit. Panckoucke.
[32] L’identité des Goths et des Gètes a été soutenue dans l’antiquité par Dion, Paul Orose et Jornandès qui s’appuie généralement sur les témoignages de ce dernier historien. Parmi les modernes, cette question a été souvent reprise et débattue. Grotius, dans sa préface sur les écrivains de l’art gothique, le savant Seringham, dans son livre sur l’origine des Anglais, Cluvier dans sa Germania antiqua, le comte de Buat, dans son histoire ancienne des peuples de l’Europe, se déclarent tous pour l’affirmative. L’opinion contraire a été soutenue en Allemagne dans ces derniers temps. On peut consulter sur la même question un récent ouvrage de M. Bergmann : Les Gètes ou la filiation généalogique des Scythes aux Gètes et des Gètes aux Germains et aux Scandinaves, Strasbourg, 1859.
[33] Aurelius Victor, De Cæsaribus, c. XXXIII. — Opitz, op. cit., p. 7-9.
[34] Trébellius Pollion, Vita Claudii, c. XI.
[35] Ammien, l. XXXI, c. V. — Opitz, op. cit., p. 11. — Trébellius Pollion, Vit. Claud., c. VIII.
[36] Trébellius Pollion, Vit. Claud, c. VI.
[37] Zosime, édit. Reitemeier, Lipsiæ, 1784. — De legationibus, Excerpta e Dexippo de bellis Scythicis.
À suivre...