Le musée d’Arles et ses expositions nous font découvrir une activité économique très importante dans le monde gallo-romain. Elle est internationale dans le cadre de l’Empire. On a déjà l’impression d’être dans un monde moderne. Y a-t-il eu régression par la suite, avec les invasions barbares ?
_ Cela tient aux structures économiques différentes de ces deux mondes successifs : le romain et le médiéval. Au temps de Rome, on pouvait importer et exporter d’un bout à l’autre de l’Empire. Il était plus facile et avantageux de commander des objets qui étaient la spécialité d’une région lointaine que de le faire fabriquer sur place. C’était réellement un monde d’hyperspécialisation au niveau international des échanges, tel qu’il sera décrit plus tard par les théoriciens comme Ricardo.
Le monde médiéval constituera une suite de régions, de pays, où les biens ne seront guère exportables. Il en sera de même en art. Alors que l’on construisait souvent le même type de temple ou de palais sur l’ensemble sur l’ensemble de l’Empire romain, le monde médiéval se distinguera par des factures différentes. Il y aura un art roman bourguignon, un art roman provençal… Arles dans l’Antiquité est une bonne image des ces courants économiques organisés et inventés par un pouvoir politique centralisateur, qui avait une seule administration, avec à sa tête un empereur. Notre monde moderne actuel qui repose lui aussi sur la spécialisation international est souvent bien plus proche du monde romain que du monde médiéval. On voyait avant tout l’utilité du bien, on pensait aux loisirs, à la commodité matérielle des choses comme on le fait de nos jours. Vous avez donc raison de parler de mentalité moderne, y compris dans l’art, au temps de l’Antiquité…
Le Rhin et le Rhône ont leur source presque à proximité. Peut-on envisager de voir ce commerce comme ayant une suite, avec transbordement de marchandises, dans les deux sens, pour une communication Rhin/Rhône ?
_ En effet, on a été étonné de voir que des barres de fer fabriquées près de Narbonne, dans la Montagne noire, se trouvaient travaillés en Allemagne. Le Rhin était certainement un lieu de passage, d’échanges entre le monde barbare et le monde romain qui ne se faisaient pas forcément toujours la guerre. Il y avait des périodes de paix. Il faut sortir de l’idée qu’il y avait une tension continue. Il ne faut pas avoir une vision cadenassée du monde antique. Les rapports d’échange existaient même entre deux populations qui se méfiaient l’une de l’autre.
On a l’impression d’apercevoir un monde antique raffiné et artistique, même sur la barge récement découverte.(Voir l'article : Une barge romaine sort du Rhône)
_ Tout à fait. Mais il ne faut pas non plus occulter le côté utilitaire avant tout de ces esthétiques. La fonctionnalité était déjà belle, ainsi que le diront plus tard les théoriciens du Bauhaus, qui appartiennent d’ailleurs au grand mouvement moderne. À titre d’exemple, la jolie forme pointue des amphores s’explique par la possibilité que l’on avait de les encastrer les unes contre les autres pour mieux les stocker sur un bateau et les transporter. Lorsqu’on les ouvrait, on les coupait aussi par le bas, ce qui permettait de bien jouer sur la pression de l’air et de laisser s’écouler facilement le liquide.
On a aussi l’impression que le monde antique est très riche. On ne récupère pas les amphores, on les jette, donc elles avaient peu de valeur. Ou bien était-ce parce que le travail était mal rémunéré ?
_ Le monde antique reposait sur l’esclavage. Les premiers grands penseurs chrétiens, Tertullien, Saint Augustin, revaloriseront l’individualité de l’esclave, mais ne verront pas l’intérêt de contester l’esclavage. Car il était une des principales sources économiques de la richesse. La valeur travail ne comptait pas autant que de nos jours. On peut même dire qu’elle ne comptait pas. Puisque l’esclave n’était pas ce que l’on appellerait de nos jours un salarié. Aussi les amphores n’avaient pas de « valeur travail » incorporée. Lorsqu’on en avait utilisé une, on pouvait la jeter, et en faire fabriquer d’autres par la main d’œuvre servile. Cela revenait moins cher que de chercher à la réutiliser. C’était une moindre perte de temps. Pour donner un exemple e l’importance de ces rejets, on estime que le Monte Testaccio, à Rome, cette colline de 30 mètres de haut et de 3 hectares de superficie est uniquement composée de 50 millions d’amphores qui avaient été jetées après utilisation.
Depuis quand a-t-on t réellement mené ces progrès énormes qui permettent aux archéologues d’utiliser avec brio toutes ces techniques ultra-modernes, comme par exemple pour dater le pollen, que l’on arrive aussi à identifier en fonction de son lieu d’origine et de son âge ?
_ Des grands progrès ont pu être fait depuis une vingtaine d’années grâce à l’accumulation de données, leurs échanges, leurs comparaisons et de façon plus générale leurs utilisations permises par l’informatique, internet, etc…
Quand à coulé ce chaland ?
Il n’y a pas encore de réponse certaine. On pense que le chaland a coulé lors d’une crue du Rhône, certainement dans des circonstances pluvieuses. Le navire était chargé de pierres, et son franc-bord devait se trouver à 10 centimètres seulement au dessus de l’eau. On pense que le chargement pouvait être destiné à la Camargue où il n’y avait pas suffisamment de pierre pour construire ou aménager les terrains.
Est-ce que ces découvertes changent la vision que l’on avait du monde gallo-romain ?
_ On voit que ce monde antique était très ouvert sur l’extérieur, avec des normes de rentabilité très exigeantes : le bateau a coulé parce qu’il était trop chargé. On essayait d’atteindre l’utilité maximale un peu comme dans notre monde moderne. Les structures économiques du travail correspondaient à un besoin de confort, d’enrichissement toujours plus fort. C’est toute une philosophie de l’activité humaine qui sera grandement remise en question après la chute de l’Empire et l’arrivé au pouvoir du christianisme qui voudra imposer d’autres valeurs. Et d’autres théories de la valeur de la vie et des choses.
Propos recueillis par Matthieu Delaygue et publiés dans La revue de l'Histoire N° 62