Vercingétorix
Chapitre XXI - L'œuvre et le caractère de Vercingétorix.
8. Part qui revient, dans la victoire, à Labienus et aux Germains.
Malgré tout, cependant, on ne peut pas dire que les légions et César aient suffi pour vaincre Vercingétorix. Il faut faire, dans le compte de cette victoire, une belle part à deux autres éléments qui ne viennent pas du proconsul ou qui ne sont pas de l’armée romaine.
Il y a d’abord les légats de César, ou plutôt, il y en a un, Labienus : les autres ont été, en 52, simplement utiles, Labienus a été indispensable. Il a tenu sans broncher pendant l’hiver au milieu de la Gaule insurgée, il a déjoué la conjuration de la Belgique, il a réduit Comm l’Atrébate à une impuissance de quelques semaines : si le complot avait éclaté dans le Nord en même temps qu’à Gergovie et à Génabum, César, revenu à Sens, aurait été pris à revers. Le même Labienus, quand l’armée du Nord se formait enfin sous Camulogène, l’écrasait à Paris pendant que César se faisait battre au Sud sous Gergovie : ce qui permit au légat de venir sans encombre secourir à temps son proconsul. C’est Labienus enfin qui, le jour du dernier combat devant Alésia, a dirigé cette sortie désespérée qui sauva les lignes romaines et qui fut, tout compte fait, la victoire décisive.
Si Labienus a préparé les succès de César, les Germains ont réparé les défaites des Romains. D’abord, leurs incursions contre les Trévires ont privé Vercingétorix d’auxiliaires fort utiles. Puis César, au début de ses principales campagnes, appelle à son aide immédiate les cavaliers et l’infanterie légère des peuplades germaniques. Il semble dire que ces alliés furent peu nombreux : mais leur nombre n’importe pas, il faut simplement constater leur rôle.
— La première rencontre de cavalerie entre les Gaulois de Vercingétorix et les troupes romaines a lieu près de Noviodunum : celles-ci reculent, les Germains rétablissent le combat.
— Devant Alésia, il y eut deux combats de cavalerie, l’un engagé par Vercingétorix et l’autre par l’armée de secours, et ils furent l’un et l’autre la répétition de celui de Noviodunum : « Nos hommes faiblissaient, dit César, mais les Germains assurèrent la victoire » ; enfin, la grande bataille de Dijon se composa de deux engagements distincts : à leur droite, où ils n’ont point de Germains en face d’eux, les Gaulois sont vainqueurs, et César lui-même faillit périr ; à leur gauche, les Germains les écrasent et arrivent à temps pour dégager le reste de l’armée romaine. Qu’on suppose le proconsul privé du secours des escadrons germains, la cavalerie gauloise eût été longtemps invincible, et Vercingétorix n’aurait pas eu à s’enfermer dans Alésia.
9. Ce qu’on peut supposer du caractère de Vercingétorix. Ses rapports avec les dieux.
Nous voici ramenés une fois de plus à constater la folie de cette bataille, d’avant Alésia où le roi des Arvernes ruina en quelques heures son œuvre de sept mois et l’espérance de la Gaule.
Pour excuser cet acte, il faut tenir compte de la jeunesse de l’homme et de son tempérament gaulois : à moins de trente ans, un Celte, chef de guerre depuis quelques mois à peine, n’a pas ce calme rassis de vieil imperator, qui, après tout, a manqué parfois à César quinquagénaire. Vercingétorix a subi, à certains moments de sa vie, l’irrésistible force de la pensée qui s’emballe. C’est à un emportement de ce genre qu’a obéi sa volonté, quand il a ordonné la charge colossale où il brisa ses meilleures forces ; et c’est aussi dans un de ces accès d’impétueuse imagination qu’il a tenu ce singulier discours d’après Avaricum, où il prédisait aux Gaulois vaincus l’empire du monde.
Ces impatiences de Vercingétorix rapprochent son tempérament du nôtre, ces rêveries ou ces faiblesses lui donnent peut-être un charme de plus. Il n’a pas l’éternelle froideur de l’ambitieux qui ne cesse de calculer et de décider. Je ne dirai pas qu’il eut ses instants de bonté : nous pouvons juger ses actes comme général, mais nous connaissons si mal son caractère, son humeur et ses pensées, qu’il ne faut rien affirmer sur l’homme. Mais il n’est pas interdit de supposer qu’un mouvement de pitié l’aida à sauver Avaricum, et que le noble désir du dévouement acheva de le résoudre à se rendre à César.
On lui a reproché ses exécutions sanglantes de l’entrée en campagne : il est facile de les justifier, elles étaient une nécessité politique, et il a dû croire aussi qu’elles étaient un devoir envers les dieux.
Car, à côté de Vercingétorix homme de guerre, le seul que nous fasse bien connaître Jules César, il faut aussi se figurer (et je sens parfaitement que je fais une hypothèse, mais que j’ai le droit de la faire), il faut se figurer un Vercingétorix pieux et dévot, adorant et craignant les dieux de sa cité et les dieux de la Gaule, l’équivalent celtique de Camille, de Nicias et de Josué. C’est afin d’obéir à ces dieux qu’après leur avoir donné, comme gages de victoire, des holocaustes humains, il s’est immolé à la fin, comme rançon de la défaite. Il s’est levé et courbé sous leur ordre, tel qu’un pontife armé de la patrie gauloise.
10. Du patriotisme gaulois de Vercingétorix.
En définitive, c’est bien par ce mot de patrie gauloise qu’il faut résumer sa rapide existence, son caractère, ses espérances et son œuvre.
S’il a combattu et s’il est mort, c’est uniquement par amour pour cette patrie. Jules César, qui l’a connu comme ami, comme adversaire, comme prisonnier, l’a dit et le lui a fait dire, et ne nous laisse jamais supposer, dans les actes de Vercingétorix, un autre mobile que le patriotisme. La dernière parole que l’auteur des Commentaires place dans la bouche de son ennemi est celle-ci : « Qu’il ne s’arma jamais pour son intérêt personnel, mais pour la défense de la liberté de tous ; et c’est sans doute parce que César redouta la puissance de ce sentiment exclusif que, Vercingétorix une fois pris, il ne le lâcha que pour le faire tuer.
La patrie gauloise, telle que l’Arverne se la représentait, c’était, je crois, la mise en pratique de cette communauté de sang, de cette identité d’origine que les druides enseignaient : avoir les mêmes chefs, les mêmes intérêts, les mêmes ennemis, une « liberté commune ». Que cette union aboutît, dans sa pensée, à un royaume ou à un empire limité, compact, allant du Rhin aux Pyrénées, pourvu d’institutions fédérales, ou qu’elle dut demeurer une fraternité de guerre pour courir et ravager le monde, nous ne le savons pas, et il est possible que Vercingétorix ait rêvé et dit tour à tour l’un et l’autre. Mais, et ceci est certain, il eut la vision d’une patrie celtique supérieure aux clans, aux tribus, aux cités et aux ligues, les unissant toutes et commandant à toutes. Il pensa de la Gaule attaquée par César ce que les Athéniens disaient de la Grèce après Salamine : Le corps de notre nation étant d’un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux, ne serait-ce pas une chose honteuse que de le trahir ?
Et Vercingétorix identifia si bien sa vie avec celle de la patrie gauloise, que, le jour où les dieux eurent condamné son rêve, il ne songea plus qu’à disparaître.
FIN.